100/ The Soft Moon – Criminal (noise rock / post punk / indus)

La criminalité n’avance plus masquée. Les offensives séditieuses de The Soft Moon menées tambour battant la nuit sous le voile protecteur de la lune offrent à la rue un nouveau théâtre d’ombres décharnées et dansantes. Leurs chansons indus ont la beauté du clair-obscur – rongées par les fantômes de la nuit mais illuminées en plein cœur. A travers le fracas contondant et charpenté des machines, c’est aux halos de lumière qu’elles ouvrent. Bientôt les faisceaux étourdissent les danses électriques et au coin des ombres les pantins mènent la transe nocturne. Ne serait-ce qu’une apparition condamnée à fuir dès l’apparition de la lumière du jour ? Les rejetons mystiques de Nine Inch Nails s’éclipsent alors devant l’aube aveuglante et dégrisante.
Une chanson : https://thesoftmoon.bandcamp.com/track/criminal
Parce qu’un corps criblé de stimuli électriques arrive encore dans ses derniers râles à exhorter à d’ultimes envoûtements flamboyants.
99/ Beans – Nibiru Tut (hip hop)

La loquacité peut être un des symptômes de la fièvre, plus rarement celui d’une santé vigoureuse. Et quand le hip hop expérimental de Beans raconte des histoires, celles-ci sont entachées de sang, trouées à mille endroits et rapiécées tant bien que mal aux entailles. Les phrases sont seulement raccordées entre elle par un fil aussi fragile et nécessaire qu’un stream of consciousness, sans autre art du crochet que celui de la boxe. Elles semblent aussi magnifiquement conquises par les élucubrations lointaines du regretté Alan Vega. Un tel hip hop complètement protopunk ne s’en tient pourtant pas qu’à la percussion volubile des mots. Il se rend encore perméable à la minéralité. En cadençant les récits et en martelant le tempo, les beats pulsatiles cadenassent progressivement la conscience jusqu’à la laisser macérer en bocal. Les mélodies malades manquent d’oxygène et s’épuisent ; pourtant elles s’entrechoquent encore.
Une chanson : https://thisishellola.bandcamp.com/track/catch-my-sick
Parce qu’en pleine surtension enfiévrée, les mots, les percussions de fond de crâne et les sifflements dérangés déroulent à l’envers comme une vieille cassette.
98/ Dos Santos – Logos (afrobeat / latin rock / jazz fusion)

Le romantisme possède ses versants oubliés, ceux qui germent de la psyché tribale et tropicale. Avec ses percussions samba et ses guitares afrobeat, Dos Santos fait trembler la terre nourricière et ensorcelle les valses d’antan. C’est que leurs plaintes en rythmes ternaires semblent provenir d’un autre temps, celui qu’a d’ailleurs traversé avant eux Santana. Les valses se raccordent bientôt aux combats contemporains. Elles s’agitent aux bravades d’une trompette fière et hautaine – étendard de tout un peuple batailleur – qui entraînent dans son sillon divers cuivres lancinants. Les voix s’élèvent avec toute la véhémence qu’exige ce destin, le grain tremblant devant tant d’enjeux. Et ces voix pleines de couleurs et d’accents embellissent le jazz cendreux d’un groupe sur lequel on peut désormais compter pour réinventer le Chicago jazz. De toutes ces émanations chatoyantes et bariolées, certaines resteront. Il faut garder des traces sur le chemin terreux.
Une chanson : https ://intlanthem.bandcamp.com/track/ac-bame
Parce que d’emblée s’embarque une valse généreuse qui serpente dans les délices voyageurs d’une ballade rock agitée à la samba.
97/ Hailu Mergia – Lala Belu (éthio-jazz)

C’est accompagnée de quelques notes trébuchantes en guise de premier verre que se signale de façon tonitruante l’entrée dans le bar éthiopien. A peine les portes poussées, un accordéon se lance sans sommation dans une ritournelle entêtante qui finit par enivrer le piano à ses côtés (Tizita). Lala Belu est rempli jusqu’à la lie d’un jazz qui sent les verres perdus échappés des mains ; un jazz de compagnons de fortune qui suinte les rades sales et élégants. Cet album est à lui seul une montée d’ivresse qui sait si bien mener aux disharmonies joyeuses. Il se joue d’effets d’entraînements à répétition grâce à des boucles musicales ivres et vaporeuses – presque hoqueteuses – que Hailu Mergia prend un malin plaisir à briser. Avec ces chansons qu’on peut croire composées sous les lumières vacillantes d’une arrière-salle de bar, l’ancien pianiste de Mulatu Astatke livre un grand album dans le plus petit et confiné des espaces.
Une chanson : https://hailumergia.bandcamp.com/track/yefikir-engurguro
Parce que tour à tour enjoué et inquiet, tonitruant et confidentiel, cette chanson pour piano seul est une relecture jazz du nocturne classique.
96/ Uniting of Opposites – Ancient Lights (indo jazz / trip hop)

Dans la forêt les temples les plus luxuriants sont souvent ceux qui sont les mieux cachés et les mieux préservés. Les influences très largement composites de Uniting of Opposites sont leurs meilleures alliées pour faire feu de toutes couleurs et guider vers le plaisir des découvertes d’entre-les-branches. Au jazz, trip hop et musique traditionnelle indienne s’ajoute ainsi les chants de la forêt ; la musique a ses largesses. Rampantes et envolées, de la canopée aux terriers, les compositions occupent ainsi tout un espace musical. Clarinettes, flûtes et sitars sont autant d’oiseaux magnifiques aux chants contraires ; oiseaux tropicaux insaisissables qui n’ont d’hâte que de fuir la lourde contrebasse. Les jeux de course-poursuites dans des paysages plein de rebonds aboutiront aux plus beaux des repos dans la clairière.
Une chanson : https://unitingofopposites.bandcamp.com/track/car-number-27-mr-alpo
Parce que les sitars débroussaillent seuls une végétation abondante avant d’entraîner une procession multi-instrumentale mystique dans la jungle.
95/ Self Defense Family – Have You Considered Punk Music (rock alternatif / post punk)

C’est une proposition punk bien étrange que cet album au titre introspectif ; un punk relevé de ses écorchures vives et à moitié conscient dans les guitares sibyllines et lumineuses. Et si la voix lézardée et asséchée de Patrick Kindlon semble porter en elle les stigmates de traversées autodestructrices, elle les a aussi dépassées. Le post-punk signifie-t-il que le punk connaîtrait sa fin de vie et ne pourrait s’en remettre qu’à de derniers émois crépusculaires ? Cet album de Self Defense Family sonne comme une dernière lumière nocturne vacillante en même temps qu’une ouverture sublime vers un paradis en noir et blanc (Certainty of Paradise). Les guitares ont beau être étincelantes, elles ne peuvent rallumer toutes les lumières en chemin. Elles s’en tiennent aux sinuosités d’une vie achevée en plein repos dans une poétique immobilisée. Ses riffs ne sont alors plus que des petites ombres dansantes ou des derniers effluves fumants. Du punk, cet album n’a pas encore tout dit mais il en parle abondamment car il est prolixe par désespoir.
Une chanson : https://selfdefensefamily.bandcamp.com/track/watcher-at-the-well
Parce que la voix magnétique de Patrick Kindlon qui se traîne et tousse dans le brouillard court contre toute attente à sa propre rédemption.
94/ Jeff Tweedy – Warm (folk rock / rock alternatif)

Il faut écouter le nouvel album de Jeff Tweedy comme on tend l’oreille aux vieux loups de mer à la voix réchappée de diverses aventures, intacte mais un brin fatiguée, et toujours un peu plus sèche. Sans Wilco, la panoplie d’instruments aux côtés de Jeff Tweedy est plus limitée alors c’est comme s’il chantait à ras de cordes. Les cordes amerrissent au compte-gouttes – ce n’est que sur Some Birds que la guitare électrique commence à sonner – mais avec une familiarité directement réconfortante. Les ballades douces-amères tremblantes, brisées et pleines de dissonances de cordes font scintiller d’harmonieuses émanations cristallines dans les tâtonnements folk électriques. Dans cet album qui ne recherche rien tant que la discrétion à l’ombre du monde, les chansons – toutes composées d’une main modeste de maître – se ressentent en caresses faussement tendres. Elles sont frappées du lent tempo de l’endolorissement comme à fleur d’eau. Et cette prouesse, c’est Jeff Tweedy qui revient du rivage en faisant un joli détour par un chemin de rocailles.
Une chanson : https://jefftweedy.bandcamp.com/track/from-far-away
Parce que dans les nappes lo-fi frappées du ressac intermittent d’une batterie cadencée, cette chanson du dernier instant évapore les guitares en volutes.
93/ Nastika – Black Sun (techno /dark ambient)

La nuit dure, l’obscurité s’en donne à cœur joie. Dans une telle atmosphère, les beats s’enfoncent comme des coups de pioche crâniens, un virus s’y propage et progresse irrémédiablement. C’est que la techno de Nastika traîne dans son sillon impur une quantité d’immondices et de saletés qui composent un magnifique bouquet de saveurs malodorantes. Elle donne même l’impression que les chansons avancent à l’aveugle dans la poussière de longs tunnels souterrains sans fond réel. Ces compositions détraquées sont bientôt escortées par des nuées d’insectes volants et des signaux de surface. La confusion des alertes est si grande que nos sens finissent par en perdre pied. Musique de l’abandon et de la déliquescence, Black Sun se laisse enfin gagner par des rythmiques tribales inattendues. Cette dernière folie n’éclot toutefois pas par hasard : elle est seulement le signe que l’inconscient malade marche à plein régime et fabrique son lot d’images paranoïaques.
Une chanson : https://unholynastika.bandcamp.com/track/yajna
Parce que la lente liquéfaction hallucinée de cette chanson cède à un trou noir pétrifiant dans les deux dernières minutes.
92/ Mathias Eick – Ravensburg (jazz)

Quelques arpèges mornes et plombées saisis à la dérobée suffisent à Mathias Eick pour souffler un paysage d’automne avec sa trompette. Liturgie amère ou procession malheureuse, cette trompette confinée aux mêmes cercles trompeurs semble d’abord condamnée à faire les quatre cents pas. Mais quand la vapeur se soulève et que la clarté diurne s’immisce dans les interstices enchantés d’accords majeurs, les élégies jazz gagnent en nuances. Nul soulèvement dans un tel album ; c’est comme si toute tentative d’exaltation était déjà meurtrie en plein cœur. Alors, dans un même écrin minimaliste, des accords de piano se tissent comme on tisse des souvenirs de douleur, en mettant sa peine à l’épreuve. Trompettes et violons s’élancent dans des dialogues volubiles, clos sur eux-mêmes mais jamais stériles et maigres. Ravensburg a ainsi le nom de ces grands territoires ignorés sur lesquels il est parfois bon de se perdre un peu pour retrouver le sens et la diversité des mots.
Une chanson : https://ecmrecords.bandcamp.com/track/ravensburg
Parce que sur deux altitudes et deux octaves différentes, la trompette vacille dans les humeurs comme si elle en chassait son ombre.
91/ The Declining Winter – Belmont Slope (folk rock / ambient)

Le folk berçant de The Declining Winter se distingue par cette familière capacité qu’il a de se déverser en défilés d’images volontiers promeneuses et bien souvent égarées. En se laissant entraîner dans des boucles passagères, il s’abandonne à une forêt immense ; avec elle, ses rythmes saisonniers et ses couleurs fluctuantes. Certes, ce sont les mêmes paysages de désolation au crépuscule qui s’arpentent jour et nuit, par monts et par vaux, mais ils possèdent toujours une note au tintement différent qui rend chaque chanson du groupe si précieuse. Sur cet album, une étrange nouveauté pointe le bout de son nez à partir du titre éponyme : l’arrivée de l’ambient pur qui souffle entre les branches, éteint les guitares et donne à voir la plaine tranquille (Belmont Slope, Twilight Rating, Still Harbour Hope). La mélancolie se laisse ainsi envahir par la blancheur et la nudité hivernale dans un dépouillement sans fin, presque un idéal d’épure. L’hiver n’a pas fini de décliner.
Une chanson : https://thedecliningwinter.bandcamp.com/track/break-the-elder
Parce que sur les étendues glacées de l’hiver les arpèges de guitare frottent et glissent sans temps mort et le froid semble se faire de plus en plus mordant.
Tino Tonomis
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