35 merveilleux films de 2018

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1. Seule sur la plage la nuit (Hong Sang-soo)
2. High Life (Claire Denis)
3. Burning (Lee Chang-dong)
4. The Last Family (Janus P. Matuszynski)
5. Senses (Ryusuke Hamaguchi)
6. Le Lion est mort ce soir (Nobuhiro Suwa)
7. Pentagon Papers (Steven Spielberg)
8. Phantom Thread (Paul Thomas Anderson)
9. Frost (Sharunas Bartas)
10. Sophia Antipolis (Virgil Vernier)
11. L’Ile au trésor (Guillaume Brac)
12. Leto (Kirill Serebrennikov)
13. Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête (Ilan Klipper)
14. Grass (Hong Sang-soo)
15. Un Couteau dans le cœur (Yann Gonzales)
16. La Caméra de Claire (Hong Sang-soo)
17. 9 doigts (F. J. Ossang)
18. The House that Jack Built (Lars von Trier)
19. Train de vies (Paul Vecchiali)
20. Demons in paradise (Jude Ratnam)
21. Centaure (Aktan Arym Kubat)
22. Les Bonnes manières (Marco Dutra & Juliana Rojas)
23. Contes de Juillet (Guillaume Brac)
24. Un Violent désir de bonheur (Clément Schneider) – non chroniqué
25. Nul homme n’est une île (Dominique Marchais)
26. Mektoub my Love : Canto Uno (Abdellatif Kechiche)
27. Zama (Lucrecia Martel)
28. Paul Sanchez est revenu (Patricia Mazuy) – non chroniqué
29. Maya (Mia Hansen-Love) – non chroniqué
30. Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda) – non chroniqué
31. L’Île aux chiens (Wes Anderson) – non chroniqué
32. People that are not me (Hadas Ben Aroya) – non chroniqué
33. Les Garçons sauvages (Bertrand Mandico)
34. Au Poste (Quentin Dupieux) – non chroniqué
35. La Tendre indifférence du monde (Adilkhan Yerzhanov) – non chroniqué

 

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Lorsqu’il parle de la disparition antonionienne, Pascal Bonitzer désigne des hors champs presque heureux et des plans traversés par un néant rassurant : « Le champ vide n’est pas vide : rempli de brume, des visages fugaces, de présences évanouissantes ou de mouvements quelconques, il représente ce point ultime de l’être enfin délivré de la négativité des projets, des passions, de l’existence humaine » (La disparition (sur Antonioni), Pascal Bonitzer ; 1983). Le gouffre qui se présente à l’homme est donc aussi son abri. Et il fallait bien toute la puissance du cinéma pour opérer ce genre de retournement. Dans Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo ose même tracer une sorte de symétrie entre l’image représentée à l’écran et l’image disparue à l’horizon. Il existerait un passage inévitable entre ces deux images ; « a vast similitude interlocks all » écrit Walt Whitman dans son poème On the Beach at Night Alone qui a inspiré le réalisateur coréen. Et sur cette plage, Yeong-hee s’endort pour se réveiller ailleurs, disparaît pour mieux se retirer du monde. Le plan de son enlèvement au crépuscule par une ombre noire en est majestueux. Seule sur la plage la nuit est un film profondément joyeux ; de ceux qui accueillent la disparition les bras grands ouverts car il est enfin temps. Dans Senses de Ryusuke Hamaguchi, la disparition de Jun intervient au cours du troisième épisode, celui qui s’intitule « Voir ». Si ouvrir les yeux est un arrachement parfois terrible, il demeure une rare voie pour renouer avec le monde et son entourage. Il faut voir le vide ; cela signifie qu’il faut y faire face pour enfin accéder au monde du sensible et sentir enfin, sentir à nouveau. Ce monde qui fait tressaillir les sens, il en est pleinement question dans Burning de Lee Chang-dong et Sophia Antipolis de Virgil Vernier. Et dans ce monde, des images du vide que le soleil a dévorées laissent les hommes seuls avec leurs larmes et leurs peaux accidentées. Une nouvelle fois, il faut voir et voir au-delà. Car, comme chez Michelangelo Antonioni, si la disparition abandonne les hommes à un monde nébuleux, elle leur permet aussi de s’y engager à travers des interstices inconnus où tout reste à bâtir.

 

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article inédit paru dans les Cahiers du Cinéma n°751 – janvier 2019

 

 

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Bien souvent la disparition cueille des humains au crépuscule de leur solitude. Dans trois films sortis cette même année, Hong Sang-soo va jusqu’à faire de cette imparable réalité une règle de vie. Trois films dans laquelle la solitude tombe comme un drap blanc offert pour s’y nicher dedans. Seule sur la plage la nuit c’est d’abord deux cris isolés à table ; puis un retrait hors du monde en même temps qu’un émerveillement devant ce dernier. Et seule l’expérience radicale de la solitude nue sur la plage permet d’en atteindre sa quintessence (Seule sur la plage la nuit mais aussi La caméra de Claire, film dans lequel cette expérience prend des allures de cheminement moral). Sorti à la toute fin de l’année, Grass n’hésite pas à réinviter à table les grands solitaires qui venaient tout juste de la quitter. Certains reviennent même d’un pays sombre et funèbre dans lequel la solitude a pu côtoyer la mort. A cette table, la solitude retrouve une légèreté et se partage ; derniers plans fascinants qui clôturent ainsi cette année cinématographique. L’œuvre de Hong Sang-soo ne constituerait-elle pas un seul et long voyage sur les terres fertiles de la solitude ? Plus que jamais, le réalisateur coréen semble au sommet de son art transfigurateur. Étrangement, c’est aussi en 2018 aussi que Paul Vecchiali croise à bord d’un train les voyages du désir et ceux de la solitude (Train de vies ou les voyages d’Angélique). Cruel mais salutaire ; et comme chez Hong Sang-soo, ce qui s’y dévoile est un chemin incroyablement ouvert.

 

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D’un frémissement étourdi ou d’un mouvement futé, l’image cinématographique tient dans sa mobilité originelle le secret de sa polymorphie. La disparition et la solitude peuvent bien envahir une image, l’horizon n’en est pas pour autant complètement plombé. Art contradictoire, le cinéma est malicieux quand il sait désigner en une image une idée et son contraire. Et donc la vie qui advient ; la vie malgré tout. High Life est précisément ce genre de film qui fait immanquablement renaître cette vie dans un artifice spatial pourtant dur et froid. Véritable examen visuel et audiométrie de la vie, le film de Claire Denis se laisse volontairement dépasser par une vie qui déborde. Elle crie, éclabousse, gravite à l’infini et raccroche les hommes entre eux. Quelquefois c’est la création qui met la mort en fuite. Dans The Last Family, Janus P. Matuszynski fait exploser et exulter l’art dans les cloisons intérieures du foyer familial. Le processus artistique se penche même sur une mort omniprésente pour en prolonger les élans intrinsèquement vitaux. En enchâssant des films dans d’autres dans Le Lion est mort ce soir, Nobuhiro Suwa  déjoue la mort en jouant la mort. Le cinéma est le reflet de rêves enfouis et la résurgence d’une part d’enfance impérissable ; la rencontre d’images inondées par la présence de la vie. Enfin, un dernier film sur la fragilité de la création artistique a su nous révéler dans un ciel funèbre agité par des oiseaux de malheur des photogrammes d’amours entaillés à même la peau sur des rushs cinématographiques. Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez est un film sur toutes ces vies immuables et mémorielles qui ne sont jamais autant effilées que lorsque la mort frappe. Cette vie qui émerge en premier plan apparaît encore dans des films ayant pour toile de fond les conflits de ce monde : l’Ukraine pour Frost de Sharunas Bartas, le Sri Lanka pour Demons in Paradise de Jude Ratnam. Dans Frost, à mesure que les étendues vides recouvertes de la blancheur immaculée de la neige s’appesantissent, la volonté d’aimer sans s’attacher de Rokas crée des unions fugaces à des visages désarmés et perclus de douleur. La glace pour Sharunas Bartas, le feu pour Jude Ratnam. Et en rallumant le feu, le réalisateur sri-lankais fait resurgir les flammes encore brûlantes des monstres du passé. Mais à tous ces hommes accablés il sait leur ramener une chaleur réconfortante. Le feu crépite et la vie palpite encore.

 

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Beaucoup de choses pourraient être dites de cette riche année cinématographique 2018. Retenons encore deux grands films hollywoodiens : Pentagon Papers de Steven Spielberg et Phantom Thread de Paul Thomas Anderson ; deux grands récits qui débutent par des balbutiements maladroits mais qui s’achèvent sur des nobles serments imperturbables. Ces deux films tissent avec méticulosité de grandes victoires sur le temps, le cynisme et l’apathie. Le sens en est même littéral pour Paul Thomas Anderson qui situe son film dans la maison d’un très grand couturier. Ces deux histoires emportent tout sur leur passage, ne flanchent ni dans les vertiges qui s’offrent à elles ni devant les douces mondanités. Et à l’origine de ce vent de changement presque révolutionnaire, deux femmes que des hommes effacent mais qui silencieusement se créent une place presque malgré elles pour délicatement s’installer au centre d’un dispositif : Kay accepte dans le film de Spielberg de publier le rapport McNamara et lance une impression de journaux en un formidable ballet frénétique ; Alma, elle, reprend les coutures de l’histoire qui la lie à Reynolds pour redessiner un nouveau récit sentimental et suspendre dans un dernier geste hitchcockien la survie de l’homme aimé. Le cinéma américain nous rappelle ainsi qu’il peut encore se distinguer par ce qu’il sait faire de mieux : l’affirmation d’évidences sans outrance, des oppositions frontales et légères, des personnages humains et olympiens, et tous ces grands gestes qui relèvent à la fois de l’intimité et de la grande passion dramatique.

 

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Quittons les États-Unis et finissons enfin sur deux autres films surprenants qui se déroulent en pleine Russie soviétique – Leto – ou encore dans un de ses pays satellites – la Pologne de The Last Family ! Si le contexte de ces sociétés sclérosées est nullement ignoré, il ne constitue pas le cœur de ces deux films. Le formidable parti pris de Kirill Serebrennikov et de Jan P. Matuszynski est plutôt de filmer des créations artistiques protéiformes – peinture, musique, art vidéo – dans l’intimité d’une communauté – les amis dans Leto, la famille dans The Last Family – et ce, afin de plonger dans des microcosmes artistiques enthousiasmants mais éminemment fragiles. Reclus dans des appartements exigus chargés d’œuvres d’art, les membres de ces communautés savent que là où l’art trépasse, quelque chose de plus grand les dépasse : la fidélité à l’art et à tous ceux qui s’y adonnent sincèrement. Quand on réfléchit, l’aventure collective cinématographique recherche elle aussi cette fidélité et cette dévotion. Que cette aventure prenne ainsi son temps, qu’elle invite le spectateur en coulisses et qu’elle le rende acteur des changements impétueux qui s’agitent sous ses yeux !

 

Tino Tonomis

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