Une fantaisie soulève d’un geste Centaure du réalisateur kirghiz Aktan Arym Kubat. Elle court en galop effréné dans la plaine, les bras grands ouverts et le regard à l’horizon. Cette fantaisie nous dicte une idée extravagante : les hommes ne seraient sur cette terre que pour courir après leurs rêves et poursuivre secrètement une seule étoile, la leur. La lubie de l’homme fou serait le lot de tous. Centaure est le surnom de cet homme mutique qui n’a qu’un rêve. Il ne voit le salut du monde que dans l’union des hommes et des chevaux. C’est dans le galop du cheval que se trace la réconciliation d’un monde déchiré. Et cette course folle tend un fil solide entre un passé mythifié et un avenir rêvé.
Les chevaux dont les rêves sont faits courent partout. Avant d’être caressé et empoigné, le cheval s’espère. Il est une image qui se projette en tous sens. Les contes, les diaporamas, les films soviétiques, les jeux d’ombre, les mimes ou encore le cheval de bois trônant seul dans la pièce de vie. Tous renvoient l’image d’un cheval qui retient en lui son idéalisme enfantin. En jouant, Centaure et son fils se construisent une complicité équine seule reine au milieu de leur enfance en îlot. Car ces deux-là sont deux enfants qui rêvent à plus grand, à l’espace de la parole pour le fils muet et à l’espace du grand galop libérateur pour le père mutique. Le silence du rêve a sa superbe. Elle est puissamment éloquente. Ce silence plonge la cellule familiale dans la quiétude comme elle plonge Centaure dans ses rêveries vagabondes. Lorsqu’on lui demande pourquoi il vole des chevaux la nuit il ne répond pas car il est incapable d’expliquer son geste. L’explication viendra des images qui peuplent son esprit et qui prolongent le silence plus qu’elles ne le brisent. Centaure s’explique. S’il vole ces purs-sangs, c’est qu’il a vu en songes ce monde dans lequel hommes et chevaux s’unissent.
La paix du dehors et la paix du dedans. Centaure rêve de l’union éternelle des endroits qu’il habite : sa maison, son village et la plaine autour. Et de la rencontre contrariée des espaces intérieurs et extérieurs, dans cette zone fragile que forme l’entre-deux fatidique, l’émotion atteint son paroxysme en même temps qu’elle se fragilise à un point de basculement. Car l’émotion se cueille au seuil de la porte. C’est dans cet encadrement ténu que la prétendue amante de Centaure se retourne et revient vers lui pour lui déclarer sa flamme. Avant de s’en aller, le silencieux Centaure s’arrête sur ce pas de porte et réalise tout l’attachement qu’il voue à cette femme. Il se tait puis il part sans un mot car rien n’est plus doux pour lui que la paix du foyer familial vers lequel il revient. C’est aussi sur le seuil de la porte qu’il découvre le mot laissé par sa femme après qu’elle a quitté le foyer avec son fils. Au seuil de la porte, les êtres se frôlent et les rêves d’union s’évaporent.
Centaure est une histoire cruelle car dans l’immense plaine kirghize c’est l’exclusion qui prévaut. Centaure n’aime rien tant que la bienveillance du temps et l’étendue des espaces. Mais dans son village, l’intégrisme et l’hypocrisie religieuse d’une part et les colportages de ragots d’autre part aboutissent à une justice expéditive qui prive Centaure de tout espace. Sauf un. L’espace du rêve. Le seul qui lui reste. Dans une séquence magnifique, Centaure quitte la salle en pleine prière pour projeter un extrait de La Pomme Rouge du cinéaste kirghiz Tolomouch Okeev. Qu’elle soit religieuse ou féerique, asservie ou libre, chaque membre du groupe se livre à une projection. Il est impossible de savoir où est passé Centaure. Et pourtant dans l’assemblée des prieurs, un homme lève les yeux et semble voir le couple à cheval du film projeté par Centaure. La féerie de Centaure est victorieuse. Au regard honteux et baissé que peut prôner la religion, Centaure répond par le regard droit et direct du cinéma. C’est ainsi que le cinéma ouvre le regard sur l’horizon et se fait ailé comme une course au grand galop.
Tino Tonomis
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