Pentagon papers (Steven Spielberg)

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Lorsque des forces démocratiques se mettent en mouvement et qu’inépuisables elles figent dans le marbre l’évènement qui fera date, l’Histoire se crée. Plus tard, le cinéma surgit naïvement. Il est une caisse d’enregistrement idéale pour les mouvements grandissants et indomptables. Il est aussi doté d’une puissance de rayonnement populaire que nul ne peut lui ôter. C’est donc par des qualités inhérentes à sa nature qu’il peut glorifier les épisodes historiques que fait la démocratie. Ce cinéma-là peut être signataire de grandes victoires mais il faut savoir lesquels. D’où Pentagon Papers tire-t-il toute sa grandeur ? Dans ce film la portée historique importe assez peu. Steven Spielberg signe en revanche un film sur la construction méticuleuse et risquée d’une démocratie dans lequel l’affirmation d’une indépendance rejoint la constitution d’un collectif. Un film d’intuitions joyeuses et de bonds en avant. *

La lame de fond qui frappe le gouvernement américain enlisé en pleine guerre du Vietnam s’esquisse dès l’ouverture du film sur Daniel Ellsberg. Cheveux longs, peintures grossières sur le visage, cet homme perdu dans un conflit qui ne le concerne pas s’en va au front subir les tirs de balle avant de taper ses rapports à la machine à écrire. C’est ainsi la première personne du film qu’on voit écrire sur le conflit avant que le ballet des machines ne se mette en place, dicté par les doigts effrénés des journalistes. Il est d’emblée du côté du peuple qui voit, subit et écrit tout. Et pourtant, dans un plan en fondu enchaîné qui l’oppose à son propre visage, on comprend qu’il est en mission pour le gouvernement au moment où celui-ci souhaite en dire le moins possible sur le conflit. Deux forces s’opposent en silence : ceux qui voient tout et ceux qui ne disent rien. Dans la séquence suivante, Daniel Ellsberg photocopie les pages du rapport secret de Robert McNamara, secrétaire à la Défense, et un nouveau fondu enchaîné saisit son visage au milieu des notes calligraphiées. L’humanité et les mots se mélangent ; ces mots silencieux qui seront bientôt assourdissants.

Le bouillonnement constant des séquences dans les locaux du Washington Post fait porter haut le verbe libre. Les mouvements d’une caméra embarquée à l’épaule suivent les langues déliées des journalistes et s’engagent avec confiance sur leurs pas. Ne jamais s’arrêter de parler ni de marcher. Car s’arrêter c’est tomber. La caméra curieuse est toujours à l’affût et à hauteur d’homme. Elle est à proprement parler embarquée dans cette aventure démocratique où chaque journaliste peut saisir sa chance. Et cette caméra complice qui suit même les pigistes n’en peut plus de trembler et de tituber. Elle ne flanchera pas. Steven Spielberg dresse ainsi la mécanique d’un microcosme fourmilier où les dominations hiérarchiques se taisent un instant face à l’enjeu de solidarité qui nimbe avec gravité les bureaux de la rédaction.

A l’opposé de cette société dans laquelle chacun a les capacités de s’imposer, et donc d’une société qui fait l’effort du choix démocratique en donnant la place, la directrice du journal Katharine « Kay » Graham se retrouve enfermée dans des espaces qui stoppent net tout mouvement jugé trop audacieux. Dans l’univers masculin du Conseil d’Administration ou dans les dîners mondains où s’invitent les membres du gouvernement, elle a ainsi peu l’occasion de s’emparer de la place qui lui revient. A cent lieues du flot de paroles et des kilomètres d’écriture frénétique qui agitent les journalistes, le discours de Kay est sans cesse coupé et discrédité. Sa lutte est double : elle doit à la fois imposer une présence et une parole, c’est-à-dire gagner une place et convaincre un auditoire. La marche est d’autant plus haute que son journal doit en franchir une. Dans ces espaces, elle est la seule femme. Elle ne cache d’ailleurs pas qu’elle est arrivée là par défaut. Effacée dans la circularité d’une table ronde, enfermée par une caméra pivotante, elle est assignée à une place telle le maillon faible d’un cercle. Il reste un endroit. Sa maison peuplée de petits-enfants lui offrent des espaces larges et lumineux qu’elle traverse avec légèreté. Par ces espaces, la confiance se respire et le courage émerge. Un mouvement emportera le film comme une tornade. Au moment où Kay prend la décision de publier le rapport McNamara préjudiciable pour les instances gouvernementales, la caméra effectue une rotation complète autour d’elle. Kay vient alors de redessiner un cercle dont elle est à elle seule le commencement et la finition. Il s’agit ni plus ni moins que d’une révolution pour une presse qui, complice du pouvoir, devient indépendante. C’est aussi et surtout une révolution personnelle pour Kay, elle aussi pleinement et farouchement indépendante.

La suite du film est une mécanique imparable. Autour de Kay la cheffe d’orchestre convergent les connexions téléphoniques. Une majestueuse physique des fils se tisse alors. Et la maison de Benjamin Bradlee, un journaliste ayant cru à sa bonne étoile, se tapisse de l’infini rapport McNamara dans un bruit chaotique de machines à écrire. Elle devient une formidable imprimerie à taille humaine qui en actionne une autre, brassant ainsi ses kilomètres de vérité imperturbable. Steven Spielberg prend soin de tempérer tout lyrisme en ne faisant pas de Kay une activiste politique. Quand à quelques heures de lancer l’impression finale, Kay maintient sa décision et annonce qu’elle va se coucher, elle se retire le plus sereinement du monde car elle sait que d’autres hommes suivront. Et surtout, elle le fait simplement parce que cela doit être fait. La démocratie s’inscrit dans ces gestes infimes qui annoncent des petits matins enchanteurs. Sans lyrisme ni outrance.

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Tino Tonomis

* A ce titre, l’article de Pierre Rimbert sur le film dans le Monde Diplomatique de mars 2018 perd de vue l’enjeu artistique au cœur de la démarche de Steven Spielberg : ce n’est pas tant un film sur une réalité historique que sur une attente. Celle de représenter un idéal de démocratie. On pardonne donc aisément à son auteur de ne pas être complètement fidèle à la réalité des faits car ce n’est pas un film de journaliste sur le journalisme. C’est mieux que ça.

Les abonnés peuvent lire cet article ici:
https://www.monde-diplomatique.fr/2018/03/RIMBERT/58461

1 réflexion sur « Pentagon papers (Steven Spielberg) »

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