Phantom Thread (Paul Thomas Anderson)

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C’est dans les grandes étoffes que s’habillent les grands sentiments. S’il doit atteindre sa grandeur, l’ouvrage d’amour doit se laisser percer par la finesse de la haute couture. Et dans l’armure drapée, le temps tisse son œuvre avec l’exécution placide et heureuse de l’alcyon composant son nid. Phantom Thread commence comme beaucoup d’histoires d’amour ; par l’imprévu d’une rencontre. Le couturier Reynolds et la serveuse Alma sont deux pièces de tissu délicates à assembler tant la rigidité de l’un jure avec la souplesse de l’autre. Pourtant, Paul Thomas Anderson croit d’emblée à la liaison intime des étoffes contraires. Le premier plan sur Alma saisit un rougissement éclatant sur ses joues ; un contraste de couleur qui excite aussitôt l’entreprise créative de Reynolds. Ce même rouge se retrouve sur les lèvres d’Alma lors de leur premier repas ensemble. Et Reynolds lui ôte ce rouge à lèvres en lui faisant lécher un bout de tissu ; un acte de dénuement et d’élévation à partir duquel se tisse les prémices du sentiment amoureux. Car lécher ce tissu c’est s’infuser de l’amour et ainsi accepter que celui-ci exécute son évident ouvrage. La suite se poursuivra sur un terrain trivial, celui d’une mise à nu totale au cours de laquelle Reynolds prends les mesures d’Alma sous le regard de sa sœur Cyril. Cette séquence n’est pas improbable tant ce geste réalise physiquement ce que le regard étudie. Une distance se brise un instant mais Reynolds défait une couture pour mieux la recoudre. Trouver le vêtement qui sied à Alma consiste ainsi pour lui à façonner la légèreté idéale et définir la bonne distance par laquelle aimer pleinement. Que l’amour prenne son envol.

La légèreté est affaire de retenue. Cela est d’abord un drame car si Reynolds rend Alma légère l’inverse ne se vérifie en aucune manière. Lorsque Alma récupère la robe de la malpropre Barbara Rose, l’enjeu de ce qui apparaît d’abord comme un petit défi d’amour est de taille : il s’agit de faire régner la réputation de Reynolds, et donc de le maintenir à distance du commun des mortels. Le baiser de Reynolds et Alma qui s’ensuit ne dévoile aucun lâcher prise car il s’agit d’un baiser de deux êtres encore distants. Le jeu s’arrête là. Reynolds est homme à ne rien laisser au hasard et son petit univers doit être entièrement sous contrôle. Dans les escaliers, les plans rapides qui imposent tout à la fois une distance et une hauteur est le fruit de son orchestration. Ce même souci de la distance s’entend dans l’amplification des sons du petit déjeuner d’Alma, ceux-ci venant troubler le territoire autarcique de Reynolds. Alma ne se méprend pourtant pas sur la véritable nature de Reynolds, un homme qui lui a révélé très tôt avoir cousu le prénom de sa mère dans la doublure de ses vêtements, quelque part niché dans un repli secret et invisible qui touche au cœur. Ce secret cache une vérité profonde : ce qu’on aime, on le garde caché contre soi. Semblable à l’amour, un vêtement doit toujours être à bonne distance pour faire vibrer la peau.

Phantom Thread se dévoile progressivement comme le récit d’une éducation sentimentale. Alma se saisit alors d’un fil et d’une aguille et s’attelle à l’ouvrage. C’est désormais à elle de faire craquer les coutures et pour en découdre, l’idée brillante lui vient d’un poison dans un dé à coudre. La bonne dose pour tenir Reynolds à la bonne distance. Celui-ci deviendra malade d’amour ; une maladie qui ne se soigne pas. Et le film s‘achève sur une étrange omelette qui attire toute l’attention du spectateur à l’instar du verre de lait de Soupçons d’Alfred Hitchcock. Même angoisse de l’empoisonnement, même envol de l’amour. Ce geste s’impose comme le chef d’œuvre d’Alma qui attend l’épuisement pour donner une légèreté insoupçonnée à la passion dramatique. Dans La fable cinématographique, Jacques Rancière analysait d’ailleurs cette image du verre de lait de Soupçons en des termes qui font écho de façon déroutante à l’image cathartique de Phantom Thread :

Ce qu’on peut appeler proprement image, c’est ce dispositif à double effet : d’un côté il matérialise l’angoisse qu’il nous fait partager avec l’héroïne et accorde la tension visuelle avec la tension fictionnelle. De l’autre, il les sépare : le calme de la montée et les jeux abstraits des ombres et des lumières transforment l’énigme visuelle. Au spectateur qui se demande avec l’héroïne s’il y’a du poison dans le verre, il répond par une autre question qui calme l’angoisse en curiosité: Vous vous demandez sans doute s’il y a du poison? Vous croyez vraiment qu’il y en a? Il le fait ainsi entrer dans le jeu de l’auteur en le dégageant de l’affect de l’héroïne. Ce double effet a un nom, souvent tiré en tout sens mais ici exactement à sa place: il s’appelle depuis Aristote purification des passions, purification de la passion dramatique par excellence, la crainte.

A cet instant fatidique, les coutures apparaissent et le fil secret qui constitue l’amour se rend pleinement visible.

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « Phantom Thread (Paul Thomas Anderson) »

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