9 doigts (F. J. Ossang)

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Le langage est comme l’eau. Tous deux peuvent couler en toute quiétude, ils ne seront jamais transparents ni réellement purs. La vérité ondule à leur contact et, condamnés à tout parasiter, ils s’avèrent finalement de bien piètres révélateurs. Rien n’est donc jamais clair comme de l’eau de roche. 9 doigts commence comme un film noir classique. Une course-poursuite dans un silence feutré et un guet-apens. Mais lorsque Magloire est fait prisonnier, les malfrats l’attrapent dans un aquarium dans lequel l’eau agit comme un filtre déformant. La séquence est sourde, comme éteinte par l’eau ondulante du premier plan ; les mots ne forment plus alors qu’un arrière-plan étouffé. Et tout se tait car dans ce monde les mots ne comptent plus. Plus tard, Magloire et l’expédition qu’il a rejointe partiront en mer et seront prisonniers de l’étendue maritime et de ses ondulations infiniment défigurantes. Le film y deviendra intensément prolixe car l’aventure se contamine à la folie des mots. F. J. Ossang fait baigner ces mots dans une errance poétique qui leur fait perdre tout sens explicatif ; ils ne peuvent alors que balbutier la démence d’un monde qui tourne en rond. Les mots ne commencent pas ; les mots suivent et se poursuivent. Et la mer d’encre qui entoure le bateau est pleine de poésies silencieuses, d’explications diverses et vagabondes et de tout ce qui ne sera jamais énoncé ni accouché sur le papier. 9 doigts est tout à la fois un film taiseux et bavard.

Le langage n’est pas le seul élément à se dissoudre lentement et à se désagréger en petit morceaux épars. De l’expédition maritime qui transporte du polonium, rien ne résiste à l’inévitable dissolution. Dissolution du lieu: l’indistinction du ciel gris, de la mer noire puis la virée à Nowhereland, un lieu qui se ressent à défaut de se voir. Dissolution du temps: un voyage qui se prolonge dans la nuit éternelle. Et dissolution des relations: le frôlement d’êtres fantomatiques qui s’échappent tous l’un à l’autre ; et Magloire assiste à l’évaporation d’un amour sur lequel il n’a plus aucune prise. En se laissant déborder par une substance invisible, le film plonge dans l’ombre. Et pourtant, lorsque l’irradiation se fait totale et trouve son rythme de croisière, les passagers redeviennent étonnement maîtres du voyage. Le montage moins heurté dessine l’horizon d’un temps retrouvé et accepté. Cette unité du temps répond ainsi aux séquences inaugurales du manoir au cours desquelles les ellipses et les meurtrissures d’un temps haché se montraient plus vives. Il faut dire que le récit policier en était à ses balbutiements. Sur le bateau, la survie même n’est plus un enjeu. Il ne reste guère que Kurtz interprété par le rare et brillant Damien Bonnard pour rechercher encore des explications insensées qu’il énonce de sa voix robotique. Lui-seul donne à l’équipe les indications de lieu et de temps sans prendre conscience de leurs sens contraires. Il dessine une carte mentale qui n’a d’autre logique que sa folie explicative. Les autres passagers sont atteints par une autre folie : la folie de la dérive. Ainsi reste-t-il un semblant de sagesse consciente chez Magloire et Ferrante. Car eux se savent définitivement perdus.

La magnifique apogée du film se trouvera être la rencontre du vide. Lorsque les hommes irradiés ouvrent le conteneur à polonium, celui-ci est littéralement vide. L’irradiation a été montée de toutes pièces par des esprits qui ont trop longtemps baigné à Nowhereland, le territoire d’une conscience en dérive. Ce vide prenant trop de place sur le bateau, ils y mettront le feu. Il s’agira du dernier acte paranoïaque avant le surgissement de la paix. Le parano est cet homme qui invente des fantômes dans les interstices entre l’angoisse et le vide. Le bateau explose alors et sur le petit cargo de fortune plongé en plein vide océanique, l’angoisse se volatilise. F. J. Ossang se jouera une ultime fois du spectateur en rappelant sur la terre ferme une radioactivité qu’on avait cru disparue pour de bon. C’est la terre qui est viciée et qui nous perd définitivement, nous dit-il. Reste alors le réconfort du voyage et de l’oubli du monde.

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Tino Tonomis

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