Demons in Paradise (Jude Ratnam)

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Un pays qui garde ses plaies ouvertes ne feint pas la naïveté. Il ne connaît que trop bien les pouvoirs mystificateurs d’une oppression incapable de disparition pour savoir que celle-ci maîtrise à merveille l’art de changer de visage. Au Sri Lanka, la sujétion est une fatalité et elle ne laisse pas de place au temps réconfortant de l’oubli. Jude Ratnam ouvre Demons in Paradise sur des vidéos d’archives d’un noir et blanc à la fois fané et rutilant où la folie coloniale s’accommode de la folie technique. Unique vision de l’oppresseur britannique dans ce film ; et celui-ci précipite l’entrée du Sri Lanka dans l’ère de la modernité technique et de ses déflagrations aliénantes. Jude Ratnam nous raconte l’histoire funeste d’un pays au destin accéléré. La mécanique du train ne s’enrayera pas. Elle sera la folie qui emportera l’homme. Ce récit de la perpétuation d’un joug, Jude Ratnam l’annonce avec une radicale clarté dans sa note d’intention : « Je viens d’un pays vaincu depuis longtemps […] Je viens d’une lignée qui porte en son cœur cet héritage colonial et je vois la guerre civile comme une conséquence évidente de ce lointain héritage. »

L’image de ce train reviendra tout au long du documentaire. Le film débute sur un corps-à-corps étrange d’un arbre qui a poussé au milieu d’un train. Jude Ratnam tourne autour, ne sachant comment appréhender cette anomalie qu’enfante l’histoire contrariée d’un peuple qui grandit en pleine folie mécanique et meurtrière. Lui-même a quitté le Sri Lanka à l’âge de cinq ans ; et avec lui d’autres enfants qui disent adieu à la naïveté. Invention de la colonisation, le train est aussi ce qui précipite la fuite des tamouls face aux massacres des cinghalais. Un secours de courte durée car à bord de ces trains, des tamouls ont été retrouvés, tués, puis jetés par-dessus bord. La folie inarrêtable de ce train atteindra son paroxysme sous un soleil écrasant lors d’une séquence terrible au cours de laquelle l’oncle de Jude Ratnam rejoue le supplice infligé par les membres des LTTE, les Tigres de la libération de l’Eelam Tamoul. Obligé de scier les rails avec une scie à métal brûlante, il s’offre comme une victime expiatoire. L’oppression monte d’un cran dans la surchauffe, les rails s’anéantissent, la possibilité de la fuite aussi. Et cette œuvre de la négation offre la vision abasourdie d’un univers concentrationnaire en marche. Ce train, cette blessure encore douloureuse qui déchire tout un pays, Jude Ratnam le porte en lui comme un cauchemar : « Je viens d’un pays aux paysages paradisiaques où il existait un train rouge qui reliait le Sud au Nord. Nous l’appelions « Le Démon ». »

A défaut de trouver la paix, Demons in Paradise ranime le réconfort insoupçonné des souvenirs en ravivant les plaies. Si sous l’écorce, la douleur chaude palpite encore, gratter la peinture suffit pour en faire tomber les écailles. Lorsque l’oncle retourne dans le village qu’il a dû fuir, il retrouve une mémoire encore endolorie. Les habitants tardent à le reconnaître puis, alors même que le village baigne dans la plus grande des douleurs, les souvenirs remontent avec douceur à la surface. L’attachement d’individus longtemps séparés vibre de façon palpable sur des visages resserrés dans des gros plans d’une grande sensibilité. Une communauté est alors en train de renaître de ses cendres. Et lors d’une séquence où l’oncle et ses amis militants évoquent autour d’un feu le souvenir de jeunes garçons brûlés vifs, le feu retrouve une quiétude inespérée. Il se reflète dans les lunettes d’un homme dont les yeux ont beaucoup pleuré. Et si ce feu attise la flamme de souvenirs ardents comme des tisonniers, il revigore en même temps le courage d’une communauté retrouvée. De tous ces hommes qui auront su traverser l’épreuve des larmes et du feu.

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « Demons in Paradise (Jude Ratnam) »

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