Il suffit d’une figure. D’une forme, majestueuse et isolée, pour qu’à la nuit tombée s’imprime sur la rétine la marque des rêves. Si Les bonnes manières de Marco Dutra et Juliana Rojas détient un étrange pouvoir captif, c’est qu’il se laisse guider par une forme récurrente, simple et onirique : le rond. Dans le grand fatras urbain qu’est São Paulo, ville excluante et quadrillée par un enchevêtrement de lignes verticales – les tours – et horizontales – les lignes de chemins de fer, les ponts, les avenues – la lune ronde veille. Elle est impériale. Ana la poursuit dans ses nuits de somnambulisme. Et Clara suit Ana, comme lovée dans le halo rassurant de ce rond indétrônable. Rejetées par la ville, Ana tout en haut d’une tour dont elle est comme prisonnière, Clara tout en bas, les deux femmes finissent par s’enlacer tendrement. Et c’est le ventre rond d’Ana qui fait converger la douceur. Rond d’amour chargé de promesses et d’enfants chéris ; refuge de l’amour filial. Mais lorsque cette figure familière se met à grossir et que la pleine lune rappelle ses monstres, le rêve se gonfle en cauchemar. C’est là tout le revers de cette forme arrondie et pourtant si mal dégrossie ; le calme affectif n’est que temporaire. Et à travers la figure du rond, Marco Dutra et Juliana Rojas désignent ainsi une violence larvée prête à émerger pour tout engloutir. La lune a sa face cachée.
Conte fantastique, Les bonnes manières est surtout un récit de l’apprentissage. Deux bulles de l’intime se forment dans un film divisé en deux parties distinctes. La première bulle de l’intime rapproche Ana et Clara dans un appartement bourgeois. L’apprivoisement est prudent et s’affranchit d’une distance sociale qui semblait de prime abord robuste. Cet apprivoisement est rendu possible par le ventre d’Ana, véritable centre de gravité de l’amour. S’aimer, c’est tourner autour, prendre soin puis attendrir ce noyau brûlant et sanglant qu’est le ventre. Les coups sont inévitables et Clara le sait, elle qui se laisse marquer des griffures d’amour d’Ana pour ne pas que celles-ci lacèrent la précieuse bulle de protection qui les entoure. Lorsque Ana meurt, elle laisse Clara avec son fils Joel. Une deuxième bulle de l’intime est alors à créer. Un second récit de l’apprentissage peut débuter. L’apprivoisement se déroule désormais dans la « petite chambre » de Joel, autre bulle de protection dans laquelle s’éprouve la fragilité de l’amour. Qu’il s’agisse de Joel ou d’Ana, Clara connaît les exigences de l’amour et ses sacrifices : s’aimer plus que tout, loin des autres, quitte à se faire du mal. Deux éducations sentimentales se tissent en miroir. Elles se montreront l’une et l’autre foudroyantes. Car la douceur est malmenée par la passion. Mais aussi et surtout par la violence sociale d’un pays plein de griffures et si loin d’être en paix avec lui-même.
Joel est un petit loup-garou qui n’a rien demandé à personne mais c’est la bête toute désignée. Elle est tout ce que le Brésil a d’inavouable : un concentré de violence de classe et de violence religieuse intériorisées. La bête finit par se rebiffer. Elle griffe les bonnes manières sans sommation. Féroce, oui. Et pourtant, elle ne sera jamais aussi violente qu’une société taillée en pièces où chacun est renvoyé à sa propre solitude urbaine. Habituée à ces territoires disloqués, Clara sait aussi ramener de la lumière. Et en déambulant dans une ville somnolente et sclérosée, elle entraîne par deux fois des chants élégiaques rendant grâce aux amours perdues. Elle trace des lignes mélodiques dans l’ombre de la ville éteinte et y suspend un court instant la solitude urbaine. Clara recrée ainsi une union affective dans la lumière bienveillante d’une lune douce et funeste. Le conte s’achèvera sur une image typiquement spielbergienne. Tandis que dehors les hommes s’unissent contre Joel et Clara, poings levés et fourches brandies, Clara arrive à apprivoiser Joel dans le sommeil de sa conscience sauvage. Les deux s’unissent enfin. Et main dans la main, une filiation affective se découvre et ouvre la voie à un amour fantastique et intime. Un amour prêt à sortir les griffes même s’il est déjà trop tard.
Tino Tonomis
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