« J’ai tout mon temps » ; 3 heures se sont égrainées dans ce grand sablier qu’est l’été et la journée s’achève sur la plage indolente et lascive. A l’instar d’un soleil qui se couche rougi pour mieux brûler le lendemain, le premier chapitre du nouveau film d’Abdellatif Kechiche se clôt sur ce « j’ai tout mon temps » d’Amin annonciateuir de futures passions. L’amour a son temps lui aussi. Et toute la force de cette bande d’amis qui se retrouvent à Sète le temps d’un été se révèle dans cette intuition. Celle de savoir qu’ils n’auront pas assez d’une saison, aussi monomaniaque du désir soit-elle, pour saisir le temps de l’amour (c’est long et c’est court, ça dure toujours). Amin le photographe se tient à distance. Il est un observateur du marivaudage de plage à la fois à la recherche de l’inspiration photographique et de l’inspiration d’amour. Dans les deux cas, la lenteur de la révélation est inévitable, le sujet inépuisable. Lorsque Amin se rapproche d’Ophélie et qu’il lui propose de la photographier nue, il ne s’agit ni d’une démarche artistique ni d’une tentative amoureuse. Cela relève au contraire d’une envie : l’envie d’aimer avant l’amour. Car Amin est un personnage avant l’amour, ce genre de personne qui sait que de l’attente naissent les évidences. Et tandis que ses amis et cousins plongent littéralement dans les remous amoureux, Amin se tient en retrait, n’hésitant pas à regagner la plage quand tout le monde batifole dans l’eau, la chambre noire quand tout le monde brûle à la lumière.
Dans ce film, le soleil est imparable et dicte ses règles. Son rayonnement aveuglant et troublant est aussi bien la source des amours juvéniles que la cause de leur perte. Il a ses gagnants et ses perdants. Perdu dans le dédale amoureux, Icare aux ailes calcinées n’est jamais très loin. Et de l’amour, mieux vaut s’en jouer que de vouloir en déchiffrer les règles. Charlotte l’apprendra à ses dépens, elle pour qui un « je t’aime » prononcé en arabe est à prendre sérieusement. Ophélie, elle, s’en amuse depuis bien longtemps. Fraîchement débarquées à Sète, Céline et Charlotte finissent par être séparées sur l’échiquier car la première apprivoise les rudiments d’un jeu qui élimine la seconde. Abdellatif Kechiche aime à élaborer des dispositifs théâtraux comme des terrains de jeux. La plage, le restaurant familial, le bar d’habitués et la boîte de nuit sont les scènes investies par le groupe pour battre l’amour au fer chaud et tester sa résistance. Tournoyer, changer de place et badiner dans la danse encore et encore. Un soir, Cécile embrasse un tchatcheur de bar ; très probablement parce que lui sait parfaitement décrire les décors de cette scénographie sétoise minimaliste : au carrefour, un bar, un restaurant… et lui en face. Les paysages sont connus et les règles sues. Les étés se répètent, rien ne change et tout tourne. Reste la vie de coulisses, plus intime et secrète. Si certains comme Tony n’aiment rien tant que la lumière de la scène, d’autres comme son cousin Amin préfèrent les vérités énoncées à demi-mot derrière les cloisons. Le jeu est alors mis entre parenthèses, un amour sans fards ni farce s’éprouve et se livre. C’est la bienveillance complice entre Amin et Ophélie à la ferme, c’est le mouton qui met bas au crépuscule, c’est encore l’amour filial d’une mère pleine de tendresse pour un fils solitaire – Amin, toujours lui.
Abdellatif Kechiche évite néanmoins l’écueil d’une dichotomie manichéenne mensonges/vérités dans l’opposition qu’il fait entre une vie en groupe sous des projecteurs lumineux et une vie privée dans l’intimité des soleils couchants. Car la vie en groupe et ses moments de plaisir ne trompent jamais totalement. Et dans l’envie constante de s’amuser et de danser, c’est même une forme de fidélité qui se revendique. Souvent dans le film, lorsque deux personnes arrivent ensemble à un endroit, on les pense en couple. Eux ne contredisent pas : l’amitié se vit aussi bien à plusieurs qu’en duo. Et dans ce petit monde, tout le monde complimente la beauté de tout le monde et tout le monde danse. Céline rêve d’un avenir de danseuse de cabaret et c’est à Sète qu’elle rencontre sa première troupe. Contagion des déhanchés ; les corps portent sur eux, et avec une splendide fierté, la marque de cet esprit de troupe. L’amour du groupe est indissociable de l’amour du corps dans ses plus belles largesses. Grand et majestueux, le corps s’étend alangui en gros plans, s’apprête à glisser hors-champ, puis en écho à cette plage de peaux nues, la parole se fait elle aussi volubile et insouciante. Quelque part toujours fidèle, même quand elle vante l’infidélité. Fidèle à un amour gargantuesque et bruyant comme une vague. Et en définitive fidèle à des journées d’été sans début ni fin et toujours satisfaites.
Tino Tonomis
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