Puisque plusieurs vies n’en forment qu’une, il en va ainsi des voyages en train. Dans ce long voyage, le temps s’éprouve, le désir aussi. Train de vies est la matérialisation géographique et sensible de ce désir qui se déplace d’un lieu à l’autre ; ce désir qui va vite, remplit des sièges vides et finit par s’oublier. Angélique, ses compagnons de wagon et une caméra fixe – par un dispositif dépouillé, Paul Vecchiali érige une poétique du défilement. C’est une ode au désir dans toute son horizontalité expéditive, celle qui fait peu de cas des grandeurs et déchéances car c’est bien là son lot quotidien. L’amusement électrise ainsi le petit train. Pour son premier voyage, Angélique entre dans un jeu de défiance et séduction avec un contrôleur de train dont on ne voit pas le visage. Puis au fur et à mesure que les voyages se succèdent, d’autres visages embarquent à bord. Ces visages vagabondent, reviennent, ne la quittent plus ; et ces visages restent.
Les voyages d’Angélique forment un flux de mouvements irrésistibles. Au début, le voyage est un jeu d’évitements et de course-poursuites sans autre objet que celui du désir. A la fin, le voyage est une fuite, une manière de se remémorer des souvenirs et les revivre au Japon ou en France. C’est une forme de nostalgie de la soif disparue. Un geste évoque à lui-seul la réversibilité du désir. Dans une séquence, Angélique ce caresse machinalement les seins en pleine discussion. Dans le dispositif minimaliste et répétitif de Paul Vecchiali, ce geste surprend ; une surprise toute sensuelle. Plus loin dans le film, alors que le voyage continue dans le sillage des espoirs envolés, Angélique porte la main sur ses seins, mais dans un geste de douleur cette fois-ci. Elle désigne la poitrine, cet endroit d’où naissent les larmes. Lancés sur rail, plaisir et douleur se rejoignent ainsi dans des infinis. Ce côtoiement évoque L’amant d’un jour de Philippe Garrel sorti l’année dernière. Pourtant, même les courses les plus effrénées ont leurs arrêts en gare. La frustration puis l’amour pour Olivier forment la frontière du plaisir ; le rire, la frontière de la douleur.
Précédemment, c’est la douleur qui mettait un terme au rire, le silence qui achevait la parole. Lorsque Henri Lemoine, le père d’Olivier, annonce la mort de son fils à Angélique, il l’interrompt dans une longue logorrhée sur les jeux du désir. Cette annonce opère un renversement ; le jeu en devient cruel. A l’initiative du voyage, Angélique subira dorénavant l’enfermement des trains. Son histoire est celle d’un désir mené trop loin, prisonnier du destin, tombé dans un tunnel, et condamné à se mordre la queue et les doigts.
Les hommes qui ne désirent que trop demeurent incroyablement seuls. Angélique n’y échappe pas. Train de vies débute sur une image de solitude – Angélique au téléphone avec une amie avant le début du voyage – puis après sa rencontre avec Olivier, l’amour la rend moins seule. Elle reste pourtant une solitaire à l’affût sur son siège. Inévitablement, elle finit complètement seule et démunie devant la mort d’Olivier. Le dernier passager du train est un inconnu qui passe d’un rôle de simple réceptacle du désir à celui de tendre ami avec qui il est possible de partager un chemin. Angélique renoue ainsi avec une forme nouvelle d’ouverture au monde. Et par la fenêtre du train, un paysage interpelle : un nuage rose perdu au-dessus d’une prairie. Un nouveau voyage peut débuter ; un voyage qui en cache probablement d’autres.
Tino Tonomis
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