Un couteau dans le cœur (Yann Gonzales)

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Clap de fin. Avant la fin d’Un couteau dans le cœur, une séance de projection est organisée pour Le Tueur homo, le film qui aura engagé toute une troupe dans une entreprise kamikaze, irraisonnée mais essentielle : la réalisation d’un film d’horreur érotique. Un générique en précède un autre et c’est la belle évidence du cinéma qui jaillit en pleine action. Les noms des acteurs morts défilent lentement ; les rushs du générique font ainsi vibrer sur un écran fragile et pas plus épais qu’une membrane le basculement de vie qu’opère la simple vue de noms connus, trop bien connus. L’émotion y est alors vive, effilée comme le couteau qui a causé le trépas de ces jeunes éphèbes. La force d’un générique est qu’il révèle une vérité qui n’est en rien contestable : il y dévoile en effet l’envers d’un décor artistique, industriel et émotionnel. La puissance mémorielle du cinéma constitue la plus belle des stèles. Lors de ce générique, les noms s’affichent à côté de visages d’êtres assassinés en pleine fougue passionnée – une passion partagée entre amour et cinéma. A l’inverse, des vivants comme le tueur se contentent de stèles fantômes dans des forêts maléfiques.

Cette histoire arrive à la fin d’une époque. Les amours perdues entre Anne et Loïs, respectivement réalisatrice et monteuse, sont faites des mêmes tourments nostalgiques que les amours perdues entre un cinéaste et ses fantasmes enjoués, libres et violemment subversifs. C’est le souffle haletant que ces passions se vivent. Les difficultés qu’affronte un cinéma érotique fait de bric et de broc mais en péril et menacé de près par la mort répondent aux difficultés que les hommes ont à maintenir les passions à flot. Dans le même temps, Yann Gonzales affirme qu’il n’existe qu’un seul amour : l’amour d’Anne pour Loïs, mais aussi, et même si elle tente de reléguer cet amour au passé, l’amour de Loïs pour Anne, et encore l’amour des hommes pour un cinéma interdit, l’amour de ce cinéma pour des passions interdites. Un couteau dans le cœur est un film monomaniaque dans lequel les personnages ne peuvent faire rien d’autre qu’aimer et désirer, malgré la mort. Et surtout plus fort que la mort.

La force d’amour est palpable dans l’embrasement total du corps. Est ici glorifié un cinéma farouchement organique. Au départ est l’incendie. Incandescence de l’amour, cela finit par s’embraser tout seul. Faire un film où l’amour se traite à la fantaisie érotique, c’est apprendre à plonger dans les incendies pour mieux les maîtriser. A de tels sommets, ce cinéma-là s’affirme comme un magnifique art pompier. Yann Gonzales ne garde du corps que les organes qui réchappent des incendies et qui savent s’agiter dans la consumation : le sexe, les yeux, la peau. Et une fois n’est pas coutume au cinéma, le sexe n’est ni pudibond ni sacralisé comme le suprême émoi de l’amour. Il est une force psychique, un gaz transparent et omniprésent, un principe d’action.

L’amour gronde, la mort rôde, et ils obligent le regard à toujours être en alerte. L’œil c’est tout d’abord l’œil d’Anne. Par un petit trou, elle observe Loïs dans la salle de montage. Et si l’œil d’Anne dans ce mur ressemble étrangement à l’œil de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, ce n’est pas anodin : cet œil met en mouvement toute une communauté. La tragédie au fond de ce regard perdu est qu’Anne la réalisatrice sait ranimer beaucoup de flammes éteintes mais pas l’amour désenchanté. Pourtant, son beau geste de l’intime ne se réduit pas à un acte voyeuriste frustré car elle n’est pas seule. Depuis la salle de montage, Loïs fait presque la même chose. En montant les rushs réalisés par Anne, une filiation secrète se noue entre les deux anciennes amantes. Les rushs sur Anne que Loïs défile sont des chronophotographies d’un sourire qui s’élève ou d’une chevelure qui s’envole. Ces images au ralenti émeuvent Loïs ; une émotion qui se propage jusqu’au spectateur lui-même. Par la décomposition d’un mouvement et la lente construction d’une image, on découvre pourquoi on aime ce qu’on aime. Le montage est ainsi une puissante machine à fantasmes. Ironiquement, la mort de Loïs en pleine panne électrique se voit en battements de paupières. La réalité en 24 images par seconde s’essouffle jusqu’à l’aveuglement total. La mort du regard avant la mort du cœur. Et quand un oiseau de malheur à l’œil blanc se pose dans le champ de la caméra, l’univers se renverse par inversions chromatiques et mouvements panoramiques à 360 degrés. Après le passage de ce drôle d’oiseau, le vent se lève avec son cortège funèbre. Deux types de regard se toisent alors dans le film : l’aveuglement mortuaire du tueur et le regard lucide et amoureux de l’équipe de tournage.

Comme l’œil, la peau est elle aussi à un pas de la mort. Derrière sa peau brûlée le tueur n’a justement plus cette membrane affective qui sert aux rapprochements amoureux et aux étreintes. Le masque qu’il porte est une peau rigide et amorphe, tout l’inverse d’une peau vivante. Ce masque est le prototype inversé de celui de Christiane dans Les Yeux sans visage de Georges Franju, car le visage recréé est bien plutôt un visage sans yeux et il aveugle encore plus. Un épiderme n’intéresse véritablement que lorsqu’il se touche et se sent. Dans la salle de montage, les rushs se caressent et se grattent au couteau comme une peau qu’on fait défiler sous ses doigts mais qu’on finit par poignarder. Aimer à brûle-pourpoint c’est aimer au couteau. La pellicule et la peau sont des membranes si fragiles. Ce que Yann Gonzales revendique alors, ce n’est ni plus ni moins qu’un cinéma à fleur de peau. La fragilité et fugacité d’émotions prêtes à briser les écrans.

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « Un couteau dans le cœur (Yann Gonzales) »

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