La fièvre est cet archet qui glisse sur l’été et y fait sonner une multitude de variations. Canicule, orage, pluie, nuit fraîche – les climats s’y succèdent comme les imprévus d’une saison enjouée et capricieuse, simplement aimée pour les dérèglements qu’elle engendre. « Je ne garantis pas qu’il y ait des trésors ici, mais je garantis bien qu’il y a de la fièvre » annonce si bien Robert Louis Stevenson au début du film. Une seule fièvre propagée partout, une flopée de trésors semi-enfouis. L’Île au trésor n’est pas un film sur un lieu mais sur la perception qui s’y lit à travers une multitude d’yeux assoiffés d’exploration. Une base de loisirs porterait si bien nom si elle ne se réduisait qu’à une simple quête consumériste. Mais ici la base se fait île, et les loisirs trésor. Par les coulisses – petite rivière ou grande barrière – Guillaume Brac infiltre la base de loisirs de Cergy pour capter ce que l’îlot a de proprement immatériel et mystique ; tout ce qu’elle recèle, tout ce qu’il révèle, et tous les autres trésors qui restent à découvrir dans les innombrables hors-champs.
Comme le rappelle cet ancien professeur, ce n’était au départ qu’un lac un peu perdu dans la banlieue parisienne. Puis ce lac a grandi avec des générations de banlieusards, s’est entouré d’une garde fidèle et s’est offert une centralité. Enfants du lac, rejetons des périphéries, mômes des villes nouvelles, c’est à chaque fois les mêmes et c’est grâce à ce joli petit monde que l’îlot devient une vaste mosaïque de visages. Ces visages sont à leur tour façonnés par un lieu qu’ils ont voulu et décidé enchanteur. Lui et pas un autre. Lieu bouillonnant, à l’écart de la tenue polie du monde moderne, investi par la drague ouverte et la transgression ; lieu apaisé, à l’écart des mouvements citadins. Ce lieu à jamais insaisissable est toujours modelé par les désirs de chacun puis offert comme un secret bien gardé.
L’île au trésor est le récit d’une transgression qui s’impose. Au règlement de la base de loisirs, s’oppose un dérèglement connu de tous et qui n’étonne plus personne. Ce dérèglement devient règle d’or. Une aventure épique est à écrire et c’est probablement ce qu’ont en tête ces jeunes garçons lorsqu’ils partent à l’assaut de l’île. A l’instar des Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, l’assaut vise la découverte d’un monde nouveau en même temps qu’il le confronte : ce monde est le monde adulte, plus grand et plus sage, calme comme l’onde du lac, mais malicieux entre les lignes. Ces adolescents sont même prêts à traverser les rivières et les fourrés, plonger depuis les ponts, pour voir se dessiner au loin et dans la profondeur de champ le lac avec son peuple en maillots de bain. Et voilà l’image d’un grand peuple sédentaire. Les enfants nés dans les villes nouvelles rêvent plus grand et rêvent de mondes nouveaux. Ces rêves sont aussi ceux des adultes. Il en est ainsi de l’homme qui nage en compagnie des cygnes dans un endroit interdit et que Guillaume Brac surprend derrière les branchages. Si la baignade devient un acte puissamment subversif, c’est en réalité toute l’île qui vit et respire le même air transgressif. Tout semble échapper à la direction de la base de loisirs. Réunie dans un bureau étroit, préparant le lendemain quand d’autres organisent l’aujourd’hui, elle a toujours un train de retard. Pendant ce temps, dehors, la transgression déploie tranquillement ses forces de frappe. Le personnel se fait même complice et joueur le temps d’un été. Têtes mouillées ou têtes brûlées, les rebelles d’hier deviennent les salariés de l’île. Ils se montrent provocateurs quand ils abordent des adolescents à peine plus jeunes qu’eux avant de les laisser sciemment piquer une tête depuis le pont. Ils sont carrément têtes brûlées quand, de loueur de pédalo, ils deviennent passeur vers les recoins interdits de l’île. L’étendue est vaste et la nuit la prolonge, elle qui sait si bien prolonger les interdits. Dans l’obscurité, tout devient alors caché, l’interdit s’immisce partout. Et ceux qui restent sur l’île la nuit doivent bien apprendre à déjouer les faisceaux des lampes torches.
Par ailleurs sur cette île, tout le monde refuse de payer. Les enfants et les jeunes adolescents traversent les rivières et escaladent les barrières, les plus grands négocient leurs entrées par la drague. Il y a encore ce drôle de loueur de pédalos qui séduit les jeunes filles du lac et leur propose des virées gratuites. Le monde est plus séduisant quand il n’est pas offert et qu’il se déniche. Arrivent les vigiles. Ils ne contestent jamais le « c’est trop cher » mais préfèrent sagement discuter avec cette jeunesse à peine fautive. Clémence du ciel, clémence des juges ; dans la transgression, l’innocence en est préservée.
Finalement, cette jeunesse fièrement dressée sur deux pieds apporte au lac une nouvelle verticalité dynamique. Toboggans avalés, barrières enjambées, pyramides escaladées ou aéroscoot gouverné, l’île est secouée par un désir juvénile d’ascension. A l’inverse, le lac dans toute sa paix se voit dans sa belle horizontalité. Qu’il s’agisse de faire la planche sur l’eau parmi les cygnes ou d’étendre en famille les longues nappes de pique-nique, l’îlot se gagne aussi pour le simple repli qu’il offre sur le monde. L’étalement discret derrière les herbes et les arbres. Mais plus qu’une douce horizontalité, l’île se fait le tableau d’une immobilité apaisée. Elle est un écrin hors du temps. Cette pyramide posée au milieu du lac qui se rejoint en paddle est une image de rêve, une architecture qui à elle-seule fantasme l’aventure. Et lorsque le ciel s’obscurcit et tonne, le peuple sédentaire ignore la menace et attend les premières gouttes de pluie pour sortir du lac. Les enfants de cette île savent retarder les orages et ne se déplacent que le temps des pluies non déjouées. Car la pluie n’est qu’un cycle et l’été qu’une saison, les habitants de l’île ne sont eux aussi que de passage. Et en même temps toujours sur le point de revenir.
Tino Tonomis
2 réflexions sur « L’Île au trésor (Guillaume Brac) »