The House that Jack Built (Lars von Trier)

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Le néant a absorbé Lars von Trier et ce dernier ne se débat même plus. Il prend même soin de signer sa dernière œuvre suicidaire d’une main radicale et ferme ; une main plongée dans les abîmes d’une conscience déchue, une main complètement mortelle. La première image est celle d’un écran noir. Obscurité totale, les pieds dans l’eau du Styx, la découverte de l’Enfer correspond à ce que nous pouvions redouter : il est bien le négatif de la vie. Cette image radicale et totale – et presque totalitaire – est celle que Jack a recherché toute sa vie dans les vacillements d’une dark light : le néant comme perfection et en même temps annulation de la vie. Le programme fait froid dans le dos mais pourquoi le nier ? Jack n’est pas un criminel ; il est d’abord un artiste. C’est ainsi qu’il se voit et il n’est pas impossible que ce soit l’inverse qui prévale pour Lars von Trier. Jack est engagé presque malgré lui dans la recherche d’un art paroxystique qui doit le guider au tableau parfait. Recherche qui le mène à désirer les formes épurées, les matériaux isolés et dévitalisés. Bientôt les émotions s’effacent toutes les unes après les autres et l’indifférence est laissée seule pour éclairer le monde de sa dark light. Et quand la mort de l’art s’annonce c’est l’esprit criminel qui s’engouffre. Jack n’aime rien tant que la pure plasticité sans rien derrière, l’architecture technique et le néant dedans, l’ogive et l’ossature nue avant les pièces vides. Et Jack ne connaît que trop bien la différence entre un ingénieur – un homme qui lit la musique – et un architecte – celui qui en joue – pour savoir, comme lui fera remarquer Verge sa propre conscience, qu’il n’est et ne restera qu’ingénieur. The House that Jack Built s’achèvera sur cette même image du néant. Et entre ces deux images, Lars von Trier dresse cinq tableaux de la vanité humaine comme la traversée de cinq natures mortes. Cinq incidents qui pavent la route de l’Enfer.

Le premier incident est le plus accidentel. Dans la voiture, Jack accueille une automobiliste en panne mais ce qui intéresse Lars von Trier n’est pas tant cette personne que le cric sur lequel s’épanche la caméra. A quel moment ce cric deviendra-t-il la pièce d’un agencement théorique ? est-on alors en droit de se demander. En anglais, « cric » se dit « jack » et cette métonymie laisse deviner que cet objet est bien la pièce d’une machination, et non l’ordonnateur. Il s’offre ainsi en reflet à Jack, lui, la pièce d’une machination diabolique, le produit de troubles obsessionnels compulsifs et l’enfant du Malin. La première prouesse technique se situe dans un geste : l’enfoncement du cric dans une boîte crânienne. Lars von Trier ose alors un raccord avec une toile expressionniste dans la veine d’Otto Dix. L’image tremblante qui tente de se fixer sur le cric devient un tableau sanglant, celui d’une automobiliste morte, et il revient inlassablement jusqu’à fixer une architecture et un système. Ce geste libère ainsi un esprit, non pas créatif, mais purement méthodique.

Le deuxième incident est le plus maladif. Les troubles de Jack s’y font exagérément violents poussant le criminel en proie à ses pulsions à tout dévoiler. Il est maintenant engagé dans une entreprise frénétique de mort qu’il oblige à tuer toujours plus pour nettoyer toujours plus de coulées de sang. Nihiliste et destructeur, Jack est aussi rationnel, conscient et rigoureux jusqu’au détail. L’art devient un prétexte pour sublimer des pulsions inextinguibles et cet art se fait ici peinture de sang. Pointilliste quand il s’agit de recouvrir par petites touches, passionnel quand il recouvre la route à grand jet. L’émotion artistique qui surgit lorsque la pluie torrentielle recouvre le long sillon ensanglanté s’avère alors purement machiavélique. La voie vers l’Enfer se recouvre et Jack se retrouve complètement seul sur Terre. A l’image de la maison qu’il tente de construire, il est condamné à rester imperceptible et introuvable. Sa véritable demeure est en réalité une chambre froide en plein feu de l’Enfer.

Le troisième incident est le chef d’œuvre. Sûr de ses moyens, seul maître de son diabolisme artistique, Jack est maintenant prêt à la grande apothéose : une grande nature morte à dimension humaine, trop humaine, surhumaine. Le tableau de chasse de Jack fige l’enfance et son innocence dans une mise en scène macabre. Un raccord et l’homme qui prenait ses distances avec l’idée de prédation devient l’homme-démiurge seul sur son promontoire. L’artiste au-dessus est aussi insensible qu’il est paradoxal : quand il cherche le grandiloquent il tombe dans le kitsch. Quelque part, l’artiste sur son promontoire est déjà perdu. Son chef d’œuvre l’éloigne du monde des hommes et ce qui l’en sépare sont ces corbeaux, authentiques oiseaux de malheur.

Le quatrième incident est le plus nietzschéen. C’est une romance entre l’agneau et le tigre, la seule histoire d’amour de Jack. Et se nomme ici amour la relation de dépendance entre un démiurge et son sujet. Car en tant qu’innocence expiatoire à bafouer, l’agneau est aussi utile à l’art que le tigre. La sauvagerie a besoin d’un contrepoint et d’une matière à manipuler de ses griffes. À chérir jusqu’à l’entaille. Quelque chose unit Jack à son agneau dans cette séquence filmée comme une scène d’amour. En est-ce une ? Gros plans intimes, caméra mouvante comme l’affectionne Lars von Trier, la tendresse n’est jamais totalement dénuée de diabolisme. Et le fil du téléphone qui relie Jack à son amie devient fil coupé puis instrument de torture. De l’amour à la torture il n’y a qu’un pas pour Jack car ce n’est au final que la continuité du fil. Après le chef d’œuvre et la romance tant espérée, le dernier acte de cette Tragédie ne peut que se dérouler sous l’ogive de l’Enfer.

Le cinquième incident est donc le plus systémique. Jack franchit un cran supplémentaire dans la théorisation criminelle, probablement le dernier existant sur terre, et s’adonne à une véritable expérimentation génocidaire. C’est pourtant à ce moment précis du récit funèbre que quelque chose résiste au criminel-artiste. Il peut tuer une série de victimes innocentes, une simple balle l’arrête : celle qu’il n’arrive pas à charger dans son fusil. Lancé comme une balle, du camion à la roulotte, de la roulotte à la voiture de police, il tombe à son tour comme une balle en chute libre. Première chute en travers de son chemin, mais comme il avait déjà un pied en Enfer, elle l’y précipite entièrement. La Maison des Morts, représentation du mauvais goût suprême, ouvre ainsi un accès direct sur l’Enfer. La chambre froide n’en était que l’antichambre et c’est dans ce lieu où les émotions se glacent que Jack vécut la majeure partie de sa vie.

Il est clair que ce parcours dément ne peut être dissocié de celui de Lars von Trier lui-même. Les détracteurs du réalisateur danois ne se réconcilieront probablement pas avec lui grâce à cette œuvre. Avec The House that Jack Built, il est même probable que Lars von Trier sera une nouvelle fois attaqué pour des mauvaises raisons : mégalomanie, cynisme, vaine provocation. C’est pourtant tout l’inverse que cette œuvre démontre mais Lars von Trier ne s’en défendra sûrement pas. Nul cynisme dans cette œuvre, ou alors peut-être un : celui qu’il adresse à lui-même. Car à l’instar de Jack, Lars von Trier est un artiste à l’aube de sa propre mort, condamné au déclin et au vertige de la chute. Un artiste qui a déjà un pied dans le brasier de l’Enfer mais surtout l’autre dans les rêves désillusionnés de l’enfant qu’il a été. Car s’il ne faut garder de ce film qu’une image, c’est les larmes de Jack au Paradis lorsqu’il revoit et entend les faucheurs, ces souffleurs d’herbe qui lui reviennent de l’enfance perdue. Le Paradis est une voie refusée dès l’enfance. Tragiquement, ce film sonne comme le film-testament du tigre expirant, celui qui ne sait plus créer d’émotions sans créer d’hémorragies. L’artiste à jamais irréconciliable et irréconcilié avec lui-même, prêt à se retirer enfin. L’artiste nietzschéen qui a perdu Apollon de vue pour ne plus vivre que dans le monde chaotique et destructeur de Dionysos. Et finalement, l’artiste animé par la pulsion de mort qui se livre comme jamais dans toute sa faiblesse humaine. Ce film est une grande tragédie car il est avant tout un grand aveu. Et cet aveu que lâche Lars von Trier semble dire au spectateur hébété « peut-être auriez-vous dû m’arrêter avant. Peut-être. »

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « The House that Jack Built (Lars von Trier) »

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