Le jour où tout s’effondrera, quelle pièce de notre demeure la vie nous laissera-t-elle? Cette vie contemporaine qui nous brinquebale d’un lieu à l’autre ne s’apparente parfois à rien d’autre qu’une longue traversée du désert. Armin n’échappe pas à cet exode en lieux inconnus. Ou devenus inconnus à force d’y revenir et d’y placarder le constat toujours plus criant du vide. Il ne préfère d’ailleurs pas dire depuis combien de temps il vit dans ce banal studio dans lequel il peut d’un même geste pisser et ouvrir la porte d’entrée. Son boulot – journaliste à qui on ne demande que de courir les évènements au lieu de les couvrir – l’envoie d’un lieu à un autre mais ne lui dégage strictement aucun horizon. C’est d’ailleurs en cela que In my Room trouve une parenté toute fraternelle avec Toni Erdmann : Ulrich Köhler et Maren Ade décrivent tous deux une Allemagne libérale qui envoie ses jeunes entrepreneurs n’importe où, qu’ils soient précaires – Armin le journalise qui vivote de couvertures inintéressantes à d’autres – ou non – Ines la businesswoman de Toni Erdmann perdue dans un cabinet de conseil en Roumanie. De ces rushs de journaliste, Armin n’obtient aucune image exploitable. Mais ce monde en a-t-il ? C’est la question très directe que posent ces rushs dès la séquence d’ouverture ; l’audace irrévérencieuse que se permet Ulrich Köhler. Les pièces de vie d’un foyer familial qu’un divorce a doublé ne sont pas à Armin d’un plus grand réconfort : sa grand-mère meurt dans la première ; dans la seconde, sa mère est trop occupée par une chorale pour y remarquer son fils. Cette pièce de vie, Armin n’a plus qu’à y mettre le feu une fois la vie disparue. Il ne lui reste alors que sa voiture pour dormir. Que sa voiture pour pleurer.
Ce monde-là n’est fait que d’espaces raccourcis. La pluie qui frappe aux fenêtres et aux vitres d’une voiture obscurcit l’horizon ; les espaces intérieurs sont sans échappées, la lumière hivernale toujours grise et vaporeuse. Dans ce monde, Armin est déjà tapi comme une bête blessée. Tapi dans un coin quand lui et son équipe visionne ses rushs au travail. Tapi dans sa salle de bain quand une fille le laisse seul chez lui. Tapi dans une cuisine quand il apprend la mort de sa grand-mère. Et encore tapi dans sa voiture avant que tout ne bascule. C’est bien là le paradoxe de cette vie moderne qui nous envoie sans cesse d’un lieu à l’autre pour nous laisser en définitive seul et hagard dans un coin.
Dans ce monde en perdition, la disparition soudaine de la vie humaine opère sur la dramaturgie du film un basculement complètement fou. Car si cette vie ôtée change la face du monde, Ulrich Köhler se contente de simplement filmer une présence en moins. Comme un rideau qui tombe ou une porte qui reste ouverte. Le monde est littéralement mis en pause mais non en pièces, tout étant encore là sous nos yeux, les moteurs vrombissants comme les scooters couchés sur la route. Une des images les plus saisissantes du film est ce bateau de fête filant droit la nuit sur une rivière, lentement observé en contre-plongée depuis une voiture. Après le basculement du monde, une plongée raccroche un bateau désormais à la dérive sur une rivière devenue silencieuse. Il suffit d’un pas pour que le monde dérive. D’un pas pour que change la perspective. La fin du monde est un arrêt, simplement un arrêt. Et un arrêt suffit pour que tout se volatilise.
L’entrée dans ce nouveau monde est une traversée ténébreuse et tourmentée. Le vieux chien aveugle des voisins reconnaît le désormais survivant Armin, suit ses pas jusqu’à la maison voisine mais meurt en traversant la porte brisée. Il y a quelque chose de mystérieux dans cette séquence ; une sorte de passage où le monde voit la vie s’abandonner à la mort. La maison devient un immense linceul et Armin est seul pour y faire face. Tout brûler et partir. La vie a disparu mais il faut encore se débarrasser d’elle. Dans cette traversée, les espaces s’ouvrent soudainement ; en témoigne cette longue cavalcade dans une voiture de police au cours de laquelle Armin reprend la main sur le volant et sur sa vie. Pourtant même si cette cavalcade projette la vie à un cran de vitesse supérieur, elle s’achève dans l’obscurité d’un tunnel. C’est que la vie doit se traverser jusqu’au bout.
Trou noir à la durée inconnue, cette ellipse s’ouvre sur le retour à la vie dans une immédiateté figée. Le paysage que brosse Ulrich Köhler est celui d’un état de nature sans aucune présence humaine et soudainement surgi après l’état de société ; une deuxième partie complètement ouverte, aussi ensoleillée que la première partie était grise. Armin conçoit une nouvelle architecture de la solitude grâce à laquelle il se replace au centre. La pièce de vie qu’il occupe est la pièce unique d’une grande cabane au milieu d’un champ. Et en son cœur, un lit en guise de promontoire. Par ailleurs, de la rivière aux résidus de la ville, tout lui appartient. Pourtant, ce n’est ni ce paysage ni le nouvel allant d’un homme décidé à organiser l’autosuffisance d’une vie solitaire qui intéressent ici Ulrich Köhler, mais plutôt l’atmosphère d’étrangeté qui flotte dans une nature rongée par l’imminence de l’accident. Un nouveau monde a à peine émergé qu’il apparaît déjà fugace et impossible. C’est à nouveau la mort d’un chien qui sonne le glas de la fin d’une époque, le franchissement vers un nouveau monde en même temps que l’abandon du précédent. Cette fois-ci ce n’est pas une porte entaillée que le chien traverse mais une rivière. Et cette fois-ci cette mort n’est pas l’annonce de la vie disparue ; elle est au contraire le symbole d’une vie revenue d’entre les morts. Lorsque la femme qui sauve Armin de l’accident avec ce chien revient la nuit dans son campement elle est filmée par le plan métonymique d’une voiture avançant lentement les deux phares allumés. Son arrivée ne relève pas de l’évidence mais de l’étrangeté. Le récit d’amour qui s’ensuit est un lent approvisionnement entre lui – bête blessée et malade, puis animal recueilli – et elle – bête sauvage. Mais un récit d’amour qui commence là où un monde se meurt n’est-il pas déjà trop tardif ? Dans ce monde crépusculaire et tranquillement apocalyptique, la finitude se sait. Aucun enfant ne doit d’ailleurs naître de ce monde. Et tandis que lui veut vivre un dernier idéal d’indépendance, elle préfère disparaître dans un recoin de ce vaste monde inexploré. Dans un état de nature en miettes comme celui-ci, il est définitivement trop tard pour s’aimer.
Tino Tonomis
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