Les Éternels (Jia Zhangke)

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D’un souffle, c’est un voile de poussière qui se soulève, des icônes qui se révèlent. Dans un bus, des passagers réduisent inlassablement des cigarettes en mégots et se noient dans une vapeur brumeuse et blanchâtre. Une jeune fille endormie se réveille et d’un regard-caméra perce le nuage de fumée. Avec cette séquence d’ouverture, tableau format carré d’une Chine étriquée et suffocante, force est de constater que Jia Zhangke n’en a pas fini avec ses amours documentaires. Les Éternels c’est aussi ces passagers aux visages embrumés, les déshérités de ce monde ; ceux qui ravalent leur dignité en même temps que leurs dernières cigarettes.

Dans cette Chine démesurée, certains n’en finissent pas de brûler. Bin et Qiao sont ainsi faits de la même étoffe cramée que tous ces héros malheureux et déchus. Ces grands brûlés de la vie sont-ils des volcans encore actifs ou presque déjà éteints ? Ce couple de gangsters avance au bord du précipice, à deux doigts de se faire engloutir par le feu et de s’y réduire en fumée. Le feu est leur fidèle associé. Et lorsqu’ils se retrouvent ils rallument le brasier de leur relation incandescente dans une bassine. Ils font ainsi serment d’allégeance à la fièvre des flammes. Mais il ne faut pas se tromper sur leur sort : Les Éternels, c’est l’histoire de leur lente extinction. Et si un feu laissé seul finit par s’éteindre, Bin et Qiao nourrissent mutuellement les flammes vacillantes et essoufflées de l’autre pour retarder l’échéance fatidique. Ils échangent cigares et cigarettes le soir, se retrouvent les matins brumeux et traversent ainsi les jours. Brulés, ils deviennent finalement des êtres solitaires. Leurs flammes ne se rejoignent plus et crachotent dans leur coin sur un petit paquet de cendres tout juste fumantes. L’année dernière, Burning signait le grand retour de Lee Chang-dong derrière la caméra : déjà se profilait un monde urbain impérieux et vampirique, un monstre impassible prêt à engloutir ses habitants quand eux n’en finissaient pas de brûler dans ses entrailles. Avec Les Eternels – traversée de la Chine des provinces les plus reculées aux villes les plus folles – Jia Zhangke ne fait ainsi que confirmer l’état d’un monde dans lequel des incendies imparables et insensés se déclarent seuls un peu partout pour le plus grand dam des rejetons du peuple.

Et si les cratères des volcans semblent parfois sans fonds, il en est difficilement autrement de la déchéance de Bin et Qiao. Avec eux, c’est tout un pan de la Chine contemporaine qui chute. A l’orée du 21ème siècle, dans la Chine provinciale des petits business florissants, Qiao et Bin forment un couple de gangsters à l’image raidie et presque glacée. Ils traversent les foules, intouchables et souverains ; glissent comme des serpents princiers. Qiao la tenancière entraîne caméras et regards derrière son dos ; Bin le baron local traverse des champs de motards en voiture. Ces mouvements faufilants procèdent du petit capitalisme local d’arrangements. Mais rien ne trompe et le monstre qui grandit dans leur ombre – et dans toute la Chine – est à bien des égards plus inquiétant encore. A Datong, il essaime des signes avant-coureurs de son avènement et tire le rideau d’un acte tragique. La fin d’une époque est palpable : fermetures de mines, haut-parleurs en résonance dans le vide, jambes brisées par des barres de fer. Le territoire est encerclé de points de non-retour. Bin et Qiao seront fauchés en plein élan. Et dans l’air froid, un coup de feu sec en répond à un autre. Le premier coup de feu de Qiao est un coup droit dans la vallée ; une détonation qui scelle la transmission d’un pistolet en même temps qu’un pacte d’union entre Bin et Qiao. Le second coup de feu qu’elle tire n’est plus qu’un coup en l’air ; la fin d’une époque et le détonateur d’une course vers les abîmes qui ne fait alors que commencer.

La déchéance s’abat pleinement au moment où le gigantisme du monde se dévoile. Après Datong, c’est une page d’un petit roman populaire qui se tourne ; s’ouvre alors le recueil des grands mythes. Qiao arrive dans une ville prête à disparaître devant la montée des eaux, une ville mythologique prise au piège par le bas – les eaux – et le haut – les dieux. Au même moment, une femme lui subtilise sa carte d’identité. En dérivant vers l’errance solitaire Qiao devient anonymisée dans la ville dévorante. Étrangement le vagabondage de Qiao aura valeur de parcours initiatique et de réconciliation vers le monde perdu. Après avoir été victime d’un vol dans un bateau, elle vole une moto pour s’enfuir, s’adonne brièvement à l’amour avec un inconnu dans un train sans destination, puis se laisse enfin guider par un ovni qui transperce soudainement le ciel. La joie n’est peut-être qu’irréelle mais elle vaut comme acceptation d’un monde incompréhensible et en mouvement perpétuel. Cette traversée d’une Chine désillusionnée qui se laisse engloutir et périr à petit feu s’achève à Datong : cela relève à la fois de la révolution physique et de la narration mythologique. Bin revient lui aussi dans la ville abîmée, cette fois-ci sans béquilles mais en fauteuil roulant, comme victime d’une déchéance dont il ne se serait pas relevé. Au cours d’un pari – de ces paris que seuls les plus irraisonnés peuvent tenir – on ira jusqu’à lui retirer ce fauteuil. Dans cette chute sans fin, Qiao vante encore la droiture comme la seule position physique et morale tenable. Et pourtant malgré cette droiture – feinte ou réellement tenue – quelque chose de plus grand les dépasse, quelque chose de presque mythologique mais qui n’est rien d’autre qu’une furie capitaliste à plusieurs têtes et sans visage. Bin finit par partir – il marche à nouveau et veut retrouver la droiture perdue. Et de ce départ qui vide un peu plus le monde de Qiao, une image blanchie, granuleuse et condamnée reste : désemparée et immobile, Qiao est filmée en plongée par la caméra de vidéosurveillance qu’elle a elle-même installée. Ce plan est la suite logique des plans de drone sur les paysages d’une Chine en pleine mutation. Par ce surplomb, ils concourent à condamner des personnages pris au piège de l’étau technologique et du jugement divin, et donc à tout jamais écrasés.

Ash is the Purest White – La pureté revendiquée de la droiture possède la même blancheur paradoxale que les cendres. C’est aussi le pari qu’en dépit des échecs cuisants, les plus lentes consumations mènent aux plus belles régénérations. Si toutes les consumations s’achèvent en paquet de cendres, la blancheur et pureté de celles-ci se gagnent définitivement à force de traverser des feux brûlants. Ce qui a complètement brûlé ne peut plus disparaître ni méconnaître la sanction des flammes : c’est ce qu’apprennent tous les Éternels de ce monde.

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « Les Éternels (Jia Zhangke) »

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