« Io non sono imparziale ». Ou quand quatre petits mots déclamés à la moitié d’un film suffisent à emporter la mise. « Io non imparziale » et la caméra opère un mouvement de retrait inattendu vers le réalisateur du film à l’origine de cette phrase, le calme et espiègle Nanni Moretti. Avec le plan de la séquence d’ouverture où il contemple la ville chilienne de Santiago, il s’agit du seul plan où il se dévoile au spectateur et ce n’est pas le moindre car cet instant est précisément celui d’une prise de position critique devant un militaire. Mais comment un tel moment de cinéma arrive-t-il à émouvoir autant ? Déjà par plaisir que peut éprouver toute personne ayant foi au militantisme : il ne s’agit pas tant de montrer qu’on a raison que d’introduire une rupture avec une vérité bancale et d’y se tenir honnête et ferme. Et Nanni Moretti n’oublie pas au passage d’affirmer un des beaux principes du cinéma documentaire. Mais une autre réponse est probablement d’ordre plus personnel. Il revient en effet de reconnaître à l’auteur de ses lignes que sa cinéphilie est de toute évidence une affaire de mauvaise foi assumée, lui qui considère Palombella Rossa et Mia Madre comme deux chefs d’œuvre absolus et bouleversants de mise à nu, deux films essentiels pour comprendre ce que peut être la grande tragédie humaine. Je dois dire ici qu’entendre la voix douce et familière de Nanni Moretti m’est instantanément réconfortant. Enfin, force est d’admettre que cette phrase lapidaire se distingue moins par effet de surprise tant le cinéma de Nanni Moretti est par définition personnel et impartial que par l’évidence facétieuse avec laquelle il la prononce si tranquillement, dans ce qui est au regard de sa filmographie un « petit » film, après toutes ces années passées à jouer la fausse discrétion.
Santiago, Italia est un lent glissement du Chili de la fin des années 1960 à l’Italie contemporaine, du passé inconfortable et militant à un présent confortable mais individualiste et inerte. Cette progression est modestement assurée par une mosaïque de visages toisant la caméra et reliés par un même fil discursif. Les récits de toutes ces personnes ne dessinent pas seulement l’aventure d’une époque mais surtout une aventure collective ; aventure qui se laisse à voir dans une interaction de visages saisis entre engagement balbutiant et destin politique. Militantisme sous Allende, féroce répression sous Pinochet, parenthèse heureuse sous pavillon italien, reconstruction joyeuse en Italie : les récits sont enchâssés de telle manière qu’ils présentent toutes ces étapes comme un enchaînement inévitable et édifiant. Pas de reculade, pas de pas en arrière, le film est comme un saut au-dessus d’un mur. L’impartialité c’est d’ailleurs aussi ça : sauter le mur ! Cette mosaïque de destins trouve son point de convergence dans une ambassade d’Italie pleine à craquer et toute entière décidée à offrir un répit aux diplomates, journalistes, artistes, ouvriers inquiétés par le régime répressif de Pinochet. Tous se retrouvent dans un espace toujours plus dense, à la croisée de trajectoires variées qui finissent par un saut au-dessus d’un mur et un départ en bus direction l’Italie. Film oral puis très vite choral, le secret de Santiago, Italia tient aussi de la belle histoire à chapitres qui se cache juste derrière. Comme les meilleurs contes populaires, ce récit de l’embarquement arrive même à condamner les options cyniques. Si certains ont eu la volonté de mettre un terme à cette aventure en accordant moins de visas sous prétexte que cela pouvait amplifier les demandes, ils ont été contraints de poursuivre parce que précisément ils étaient trop embarqués pour pouvoir reculer. Ainsi, à travers ce récit, Nanni Moretti dissimule de moins en moins l’adresse directe qu’il livre à l’Italie contemporaine.
Raconter une belle histoire à chapitres de façon chronologique, un voyage vers une destination inconnue c’est aussi malheureusement le risque de clore et refermer une page ; et les années de révolte de se retrouver dans un âge d’or à jamais enfoui. Les larmes de chilien à qui Nanni Moretti demande quels souvenirs il garde de ses années d’activiste et qui se rappelle être complètement heureux n’évoquent rien d’autre que ce temps-là. Et ainsi s’immisce la mélancolie. L’image de Nanni Moretti de dos en plein face à face avec la ville de Santiago au début du film prend ainsi une signification toute amère. Car le voilà contraint de quitter l’Italie et se confronter à un ailleurs pour chercher ce qu’il ne trouve plus dans son propre pays. S’agit-il d’une belle histoire ? Pas tellement.
Tino Tonomis
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