Thomas Scimeca est un acteur hors-normes ; de ceux qui n’occupent jamais totalement l’espace auquel ils sont assignés, débordent sur les plates-bandes voisines, rêvent en territoires invisibles et s’évaporent en laissant dans le plan une discrète trace d’eux-mêmes ; de ceux qui en définitive maîtrisent le décalage comme un jazzman maîtriserait le contretemps. Une séquence qui en témoigne formidablement est celle d’Apnée de Jean-Christophe Meurisse au cours de laquelle il assiste à une préparation d’entretien d’embauche. Après avoir posé des questions insistantes sur la paternité de son élève, le formateur se félicite d’apprendre que Thomas n’a pas d’enfant, qu’il n’en désire pas et qu’il peut ainsi se dévouer plus facilement à son futur travail. Le registre de la séquence est indubitablement comique mais l’arrivée impromptue et en même temps complètement logique de larmes installe un tragique que nul n’avait vu venir. Ces larmes qu’il ne peut plus retenir, seul le spectateur les voit, le formateur poursuivant sa logorrhée sur la même tonalité entrepreneuriale. L’émotion naît alors de ce décalage tragicomique dont est complice le spectateur.
Bêtes Blondes de Maxime Matray et Alexia Walther embarque l’art du décalage de Thomas Scimeca dans une œuvre affranchie de soliste : Fabien possédant la mémoire animale de celui qui plongé dans une nature buissonnante se souvient de son foyer mais oublie les actions réalisées avant son sommeil, chaque plan met en scène la solitude d’un homme confronté à d’autres, et plus précisément la solitude d’un enfant-animal piégé dans le monde cruel des hommes adultes. Fabien est un animal parmi d’autres et lui plus que tout autre sait comment réanimer la ménagerie enfouie dans le monde entortillé des humains. L’homme dont la peau sent une perpétuelle odeur du saumon vit avec des chats de compagnie qui peuvent se transformer en hommes – une transformation symétriquement opposée à celle réalisée par Fabien, l’homme devenu animal – se recueille parmi les grenouilles dans une serre immense en forme de jungle et plonge subitement dans le sommeil lorsqu’un chien le fixe dans le blanc des yeux. Cette ménagerie fantastique semble tombée des rêves. Et de l’animal, non seulement il épouse la démarche, mais il en est réduit aux mêmes fonctions primaires de la vie : dormir, chaparder de la nourriture, manger ce qu’il trouve, sociabiliser avant de prendre la fuite. Plus troublant encore, lorsqu’il s’introduit dans une réception bourgeoise par le portail, les hôtes le prennent pour un sanglier. Puis il endosse un costume et devient visible pour les hôtes. Cet art de la métamorphose inconsciente fait de Fabien un être à mi-chemin entre l’homme et l’animal sauvage, un être qui se rend visible mais reste incompris et abandonné au buffet comme peut finalement l’être un animal domestique. Bêtes Blondes s’ouvre sur un sommeil en pleine nature. Quitter cet ensommeillement c’est à chaque fois pour Fabien quitter un état de nature qui lui est propre et revenir à la vie domestique qu’il chérit tant et qu’il souhaite la plus douce possible. Renouer avec un monde adulte cupide et violent n’est pourtant pas indolore et le tragique s’immisce soudainement quand Fabien qui ne comprend ni les reproches ni le mal qu’on peut lui faire se met à pleurer comme un enfant « Fabien il est où l’argent ? Fabien il est où le sac ? ». Comme dans Apnée, il est dur de rester enfant dans un tel monde.
La grande beauté de Bêtes Blondes vient aussi de sa géographie purement mémorielle et évocatrice. Fabien traverse la vie et les écrans de télévision comme il traverse les routes et les paysages. Et ces longues traversées sont pleines d’ornières. Le récit est ainsi fait de fuites et de pauses et c’est du passage de l’un à l’autre que naissent les décalages lunaires et les envolées rêveuses. Chaque réveil est la révélation d’un nouveau monde. Que Fabien dorme dans la clairière inconnue d’une forêt du centre de la France ou dans son propre jardin, le réveil arrive toujours avec cette promesse qui brouille les frontières entre le connu et l’inconnu. Bêtes Blondes est l’histoire d’un retour en ville qui est aussi un retour à la douce époque des souvenirs. Et ce grand voyage, probablement initiatique, laisse entendre que la vie n’est qu’une répétition d’épisodes déjà vécues, comme les rêves que Fabien fait et les épisodes de la série télévisuelle dans laquelle il a naguère joué. C’est d’ailleurs dans un vidéoclub que cette résurgence opère. De cette suite d’épisodes décousus, irrationnels et mal écrits – mais la vie peut-elle seulement bien s’écrire ? Rendons gloire aux soap opera – il n’y a guère que les têtes des personnages qui changent de socles dans un jeu de chaises musicales. Bêtes Blondes est aussi habité d’un immense trou ; celui d’une perte. Fabien a perdu la mémoire en même temps que le goût quand il a perdu l’amour d’une femme. L’amour se volatilise comme un oiseau et cela peut arriver après un épisode tragicomique de série, après un accident de la route ou après une scène de drague avortée. Finalement peu de choses comptent si ce n’est les souvenirs et les preuves d’amour auxquels Fabien s’accroche d’une manière aussi entêtée que son compagnon de route Yoni, comme ce sac après lequel ils courent et qui les guide tout droit vers la ville. Alors, à défaut d’amour qui a besoin de stabilité et de temps, ce sont de magnifiques petites preuves d’amour qui se sèment discrètement mais sûrement entre tous les épisodes de Bêtes Blondes.
Tino Tonomis
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