Monrovia, Indiana (Frederick Wiseman)

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Paysages de l’agriculture intensive, champs en jachère, eaux polluées, maisons isolées, commerces aux yeux semi clos et, au sommet, un ciel jamais très loquace : Monrovia n’est qu’une ville américaine parmi d’autres mais de ces villes déjà mises à terre par le temps et dont nous apprenons par l’intermédiaire de quelques plans fixes que, de ce temps-là, elle ne s’en remettra pas. C’est l’histoire d’un vide qui a trop longtemps rôdé aux portes de la ville pour, un jour, franchir le panneau « Monrovia, Indiana » et s’y faire définitivement une place. Un monde s’effondre à petit feu mais dans ses crépitements une vie demeure. A l’instar de la route principale qui traverse Monrovia, elle se poursuit en ligne droite sans se soucier de tous les signaux défavorables qui la bordent. Parfois, elle se poursuit aussi mécaniquement que ces engins industriels de l’agriculture intensive que l’on croise à Monrovia et qui sont si savamment rodés pour un type d’activité monocorde. Si elle existe, la beauté du lieu est rapidement atrophiée par la répétition de ces plans fixes sur une vie à moitié fanée. Monrovia, Indiana est le film d’un vieillard – Frederick Wiseman du haut de ses presque quatre-vingt-dix printemps – sur une force qui s’amoindrit et la vieillesse d’une ville contrainte de laisser les jeunes partir et les vieux mourir. Ne reste qu’un fil autrefois solide mais maintenant plus ténu qui cherche tant bien que mal à faire vivre un lieu et réunir ses habitants autour de commerces et de cérémonies religieuses ; autant de référents qui rythment une vie urbaine en réanimation permanente et à un souffle de tout perdre.

Monrovia prend des coups mais ignore ses bleus. Une des raisons de cette résilience est que ses habitants forment une belle communauté de soins, probablement fortement empreinte de cet esprit tout religieux qui vante l’amour du prochain, et au sein de laquelle l’indéfectible soutien que les gens portent entre eux ne semble jamais feint. Personnes brutes dans un paysage aride ; cela se joue parfois à de simples détails. Un exemple nous est ainsi donné avec les deux séquences dans le salon de coiffure. Si la première suit les tracés mécaniques d’un rasoir incisif, la seconde témoigne d’un soin plus attentif et porté jusqu’à la caresse des cheveux. Plus curieux encore, l’intervention des vétérinaires sur le chien pour une opération caudale de grande précision révèle un secours jusqu’au-boutiste en même temps qu’une communauté meurtrie. Au pub, les discussions sur le temps qui file et amoindrit forment un lien indéfectible entre les habitants mais elles les mettent en proie à un avenir qui est loin d’être radieux. Plus qu’une solution, le besoin de parler et de se secourir devient ainsi un malheureux symptôme d’une époque déjà finie. Une telle réaction est bien circonscrite aux limites de la ville et elle ne peut déjà plus sauver ce qui s’en échappe. De ce monde qui s’enfuit, les animaux en sont les premières victimes : les élevages échappent à des agriculteurs contraints de parquer leur bétail dans des camions, les habitants récupèrent ensuite de la viande agroindustrielle bas de gamme au supermarché. Ce monde qui s’enfuit a donc déjà laissé Monrovia en dehors des circuits.

Face au vide qui s’étend, des histoires se tissent, se racontent et se transmettent. Au lycée, un professeur vante avec une exagération non dissimulée les mérites de certains joueurs de basketball passés dans les rangs de l’établissement devant un public de jeunes apathiques qui seront probablement les prochains à quitter la ville. Dans les discours, la gloire du passé s’entend bien avec les boniments du présent. Alors, qu’il s’agisse de matelas vantant le plus optimal des conforts, de plantes guérisseuses et de cérémonies religieuses ritualisées à l’excès, tous reposent sur des phrases qui se répètent inlassablement afin de mieux se rassurer de l’avenir. La mécanique verbale s’emballe même dans des logorrhées infinies lors d’une vente d’engins agricoles aux enchères ou lors d’un enterrement ; c’est à croire que le vide et l’inanité d’un lieu ne pouvaient se combler autrement que par des mouvements verbaux étirés jusqu’à épuisement. L’angoisse qui toise le vide est néanmoins palpable. A Monrovia la mort passe difficilement inaperçue. Un habitant en moins dans la ville c’est une cité qui se dépeuple et un ciel qui s’obscurcit toujours plus bien que les discours à rallonge tentent de démontrer le contraire. De la terre finit par être jetée sur le cercueil et le film très terreux de Frederick Wiseman trouve là une bien cruelle parabole. Cette terre qui fait vivre les habitants de Monrovia et dont ils se réclament est la même que celle qui les enterre. Ailleurs, cette fin de cycle serait la célébration d’un lieu qui fait circuler la vie avec la mort mais il est difficile ici de ne pas y voir la condamnation d’un renouveau dont l’avènement est pourtant clamé si haut et si fort en ville. Les flammes du temps sont bien trop abrasives pour laisser penser que le futur peut être une perpétuation du présent ou sa renaissance.

Dans ce récit de l’Amérique verrouillée, Frederick Wiseman n’en oublie pas les ouvertures heureuses et résistantes au temps ; le souci du lieu et la vie sociale qui palpite. La démocratie locale a beau être circoncise à des sujets triviaux – l’installation de bancs publics – ou même forcée de reconnaître ses limites lorsqu’elle se révèle incapable d’alimenter des bornes incendies défaillantes, un esprit de questionnement proprement citoyen existe et demeure. Dans ce film le questionnement est politique et la réponse religieuse. L’espoir suscité par la création d’un nouveau quartier censé amener de nouveaux habitants et ainsi sauver le lieu du désarroi économique est une croyance presque religieuse. C’est qu’aucune réponse politique n’a su être apportée à un lieu contraint de vivre avec son lot d’incertitudes quotidiennes. Celles-ci se dessinent vigoureusement derrière des visages dont la gravité n’est jamais défaite par l’esquisse d’un sourire. Monrovia ou l’Amérique qui ne sait plus vraiment sourire dans l’insouciance. La veine humaniste de Frederick Wiseman s’épuisera-t-elle un jour ? Année après année, elle trouve encore de magnifiques sujets d’étude sociologique et picturale.

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Tino Tonomis

1 réflexion sur « Monrovia, Indiana (Frederick Wiseman) »

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