Il n’est pas de bon présage à découvrir dans la chute d’arbres. Quand les premiers tombent, d’autres en sont décimés – et bientôt l’homme parmi eux. Ce n’est plus tant une chute qu’une lente et violente disparition. Et de ce mal presque épidémique, la vallée ne pourra probablement pas s’en remettre. Il ne faut pas chercher ce mal dans les concours d’un ciel vengeur et juge divin de la forêt damnée mais plutôt dans tout ce qu’enfante la terre et qui lui échappe. La séquence d’ouverture de Viendra le feu est des plus saisissantes pour cerner de signaux lumineux ce mal qui décime aux pieds et fauche jusqu’à abattre au sol : comme un coup de serpe arracherait une brindille, une pelleteuse pénètre dans la forêt verticale pour faucher les arbres fragiles et les coucher au sol dans un ossuaire de bois fracassé. La séquence est éclairée par le bas, directement par les phares de la pelleteuse. C’est également par le bas qu’elle s’entend puisqu’un immense travail sur le son fait vrombir les grondements larvés du sol secoué. Et si les arbres sont ici personnifiés comme des hommes aux corps frêles, raidis et quasiment immobiles, un plan sur un gros tronc meurtri mais viscéralement attaché à cette terre leur succède et oppose une force inattendue de résistance. Grandir à un endroit c’est finalement y rester et s’y fortifier même si – comme en témoigne tous ces arbres couchés – nul n’est éternellement invincible. Il n’est pas donné à tout le monde d’atteindre l’âge des grands troncs.
Amador est fait de ce bois massif suffisamment endurci pour supporter les entailles. Les cernes de son visage répondent aux rides des plus belles écorces. Après avoir purgé deux années de prison pour pyromanie, l’homme droit et taciturne revient sur la terre familiale, probablement celle qu’il aurait brûlée. De cet incendie, la terre ne semble pas s’en être remise ; elle éprouve encore durement la saison des hivers de cendres. Dans l’air gris, Amador réapprend à déambuler mais l’homme reste figé et statique. Les grands troncs de bois mort ont-ils encore des branches à agiter ? Sa mère Benedicta – petite femme toute maigre – est au contraire de celles qui s’agitent le plus sans croire à un quelconque changement. Mais si mère et fils se ressemblent sur un point, c’est que tous deux sont des personnages durement enracinés à une terre et pris au piège des cycles saisonniers bien qu’ils éprouvent différemment le temps qui s’écoule. Amador est décrit par un des habitants de la vallée comme un « pauvre gars » comme la vache coincée dans la rivière et aux pattes gonflées est une « pauvre bête ». Hommes, animaux et plantes sont ainsi condamnés au statisme et à la fin des floraisons enchantés. Ce pauvre gars – sorte de Prométhée aux cheveux longs tout juste sorti de prison – retrouve une saison oubliée faite de traversées de paysages gris et humides dans une région qui lui est de prime abord hostile. La caméra d’Oliver Laxe se laisse même porter par un mouvement inhabituel avec un panoramique de droite à gauche qui suit un camion sur une route galicienne au milieu des collines hivernales ; s’il se peut encore, se remonterait ainsi le cours de l’existence.
Car Viendra le feu est tout entier tissé de vents contraires : à chaque mouvement, un autre lui est imposé. Au feu, un contre-feu ; au vent, un vent de face et à l’hiver, un printemps. La nouvelle floraison d’Amador éclot donc quand l’hiver expire. Dans la vallée, la bête piégée devient enfin heureuse et loquace. Suzanne de Leonard Cohen est une chanson qui possède en elle une joie immanente bien dissimulée derrière des accords mineurs. Elle s’offre et s’aime comme un puits de lumière et quand elle tombe dans le regard d’une vache blessée au moment où un soleil humide arrose la vallée, la séquence devient profondément féerique et touchée d’une joie des plus sereines. Mais les plantes restent bel et bien enracinées là où elles grandissent et la joie de la lente éclosion statique n’est pas incompatible avec la douleur de l’eucalyptus. Cette plante piégée est si bien ancrée qu’elle en est à jamais inamovible et de cette puissance-là elle n’en tire aucune réjouissance. Et si l’eucalyptus étouffe les autres plantes, c’est qu’il est lui-même étouffé. Benedicta le désigne ainsi à son fils assoupi dans l’herbe : plantes comme hommes font souffrir parce qu’ils souffrent. Invitation à une joie sisyphéenne paradoxale en même temps que mauvais présage, la maxime annonce pourtant bel et bien un drame. Un même mal frappera les habitants de ce lieu perdu dans les hauteurs de la colline.
Amador ne serait-il pas finalement une figure anti-Prométhéenne, un « pauvre gars » qui n’aurait en réalité jamais touché au feu ? Une des rares fois où il descend de ses cimes pour se rendre dans la ville en contrebas – la vallée des hommes – un incendie se déclare au sommet des collines. Amador n’est pas celui qu’on croit. Quand la tragédie frappe il n’est qu’un homme parmi d’autres dans un café. Il remonte alors au village en voiture et croise en sens inverse une voiture de pompiers. Toujours un mouvement qui s’oppose à un autre, deux forces qui s’annulent ! Le feu crève alors l’écran et entre la terre qui accroche et les flammes qui s’envolent en volutes anarchiques le piège tant craint se referme enfin. Le vent pousse, le contre-vent repousse et cela attise de plus belle les flammes ! C’est de son inertie que la colline brûle. Par son immobilisme le feu gonfle et devient trop grand pour les hommes, quasiment divin au-dessus des collines et des dernières cimes des arbres. Il ne reste que des volutes de fumée dans cette canopée abandonnée. Amador arrive après l’incendie et ne peut que constater. Pour lui aussi il est trop tard : ce solide gaillard enraciné dans la vallée était déjà un tronc calciné. A la vache bloquée dans la rivière succède alors un cheval titubant que le feu a rendu aveugle. Viendra le feu. Et viendra avec lui le temps des pauvres bêtes piégées.
Tino Tonomis
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