Jeanne (Bruno Dumont)

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Après le foisonnant Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, polyphonie d’un premier émoi religieux et mise en mouvement d’une grâce polymorphe et rebelle, Bruno Dumont filme dans Jeanne une consécration logique et princière au moment où la guerre frappe les contrées françaises. Tout se resserre ; aussi bien les positions des soldats français acculés par les Anglais que le dispositif scénographique qui isole Jeanne dans un rapport unique et privilégié avec l’au-delà. Et – plus troublant encore – tout se resserre autour d’un chant sibyllin et cristallin qui s’entend comme une voix intérieure prophétique et qui pénètre Jeanne depuis le ciel lumineux pour l’amarrer au sable d’une côte d’Opale si chère à Bruno Dumont. Elle reste cette terre des hommes qui égrène le temps comme le sable. Du ciel à ce sable, un même mouvement vertical – et aussi bien musical que visuel – consacre Jeanne et arrime une conviction qui est avant toute chose une vocation religieuse. D’emblée, un immense hiatus fissure le film en deux – Jeanne seule avec elle-même et son ciel, Jeanne avec tous les hommes qui se tiennent à ses côtés – auquel Bruno Dumont prend soin comme d’une grande cicatrice, c’est à dire sans jamais rechercher une quelconque réconciliation.

Au-dessus des hommes mais surtout au-dessus d’elle-même, des différentes positions dans lesquelles se trouvent Jeanne, l’élévation est toujours une voie possible. Dans le monde démystifié des hommes, cette élévation prend la forme d’une chorégraphie. Ainsi, sur cette côte ensablée où les nouvelles de la guerre rythment les entrées en scène et retraits des protagonistes, princes et ducs régionaux s’adonnent malgré eux à une douce chorégraphie orchestrée à distance par la voix enfantine de Jeanne bien qu’ils n’hésitent pas à se montrer dubitatifs à l’égard des ordres qu’elle prononce. Plus tard, au moment du procès de Jeanne, une autre chorégraphie de juges – plus abrupte et vertigineuse cette fois-ci – occupe le cœur d’une cathédrale et contribue à l’élévation spirituelle de Jeanne au sein de celle-ci. Il est beau de voir cette enfant distribuer rôles, réparties et positions à chacun de ses interlocuteurs et de la voir devenir tout à la fois maître des destinées humaines et du temps. Peu importe qu’elle soit cheffe de guerre ou accusée déjà condamnée, tant d’hommes se suspendent à sa divine parole jusqu’au dernier de ses souffles. Si la mort doit délivrer Jeanne, la jeune enfant délivre à son tour, et à sa manière, tous ces hommes emprisonnés et assignés à un titre. Ces chorégraphies portent encore la marque de la démesure ; celle dont on ne sait pas très bien si elle veut outrepasser les puissances divines ou si elle en émane. La chorégraphie équine dans laquelle Jeanne s’affirme comme une véritable cheffe de troupe militaire en est l’ultime démonstration. Les hommes sont définitivement emportés dans les voies de la guerre et la voix de Jeanne. Puis un mouvement circulaire et perpétuel observé depuis le ciel fait émerger l’hypothèse d’une connexion au ciel tout en laissant deviner la possible folie du geste. La ronde ne ressemblerait-elle pas à une danse des morts menée par des cavaliers fantômes ? Jeanne est aussi le parcours d’une jeune fille qui ne peut plus reculer car – à l’instar de l’armure qui la ceinture – elle sait que la mort lui colle déjà à la peau.

Le vrai combat que Jeanne engage n’est toutefois pas celui qui l’oppose à tous ces hommes ; il est purement et entièrement spirituel. L’immensité sublime du vide perce ainsi le film à la faveur d’un plan sur la somptueuse cathédrale, tout de lignes verticales écrasantes. Il ne faut pas s’y tromper : c’est cette force divine en suspension que Jeanne affronte ; elle qu’elle provoque du regard et de sa petite taille ; elle qu’elle met au défi dans un ultime combat. Jeanne saura-t-elle emporter le pari des nouvelles hauteurs divines et célestes ? Cette enfant pas encore adolescente sera-t-elle de taille ? En cinéaste d’une mystique terreuse, Bruno Dumont raccorde la pierre froide et lisse du sol de la cathédrale aux vitraux chatoyants de couleurs de ses hauteurs. Dans ce décor étiré et comme happé par le ciel, la différence de taille de l’enfant Jeanne et des juges adultes ne compte pas autant que la différence de hauteur qui sépare les hommes des dieux. Les discussions sur l’interprétation des textes bibliques occupent les débats du procès mais l’inexpliqué demeure au-dessus des têtes, dans la lumière diffractée des vitraux.

Le tragique de Jeanne est que la jeune guerrière n’est en réalité pas la seule à attendre un signe lumineux du ciel. Tous les hommes sont dans cette même espérance. Depuis le siège de conciliabule qu’ils occupent, le vide entoure chacun d’entre eux. Chacun a son éloquence, un timbre de voix qui pousse un élan vers le ciel, une aspiration à une interférence divine. Ce sont des voix châtiées, des voix exagérées mais toujours des voix incroyablement humaines. Ces voix rondes et traînantes, trébuchantes encore entre elles, forment une circularité. L’assemblée des hommes est donc une assemblée de voix qui tournent autour de la nef en quête d’élévation. La voix de Jeanne – et derrière elle toutes les voix qui lui parlent – est proprement la seule qui la fait s’élever et même grandir. Cette voix qui porte haut, dans les hauteurs célestes, Jeanne refuse de la traduire aux hommes-inquisiteurs ; ce serait alors la preuve qu’elle la rabaisserait à leur monde. Une autre voix – celle-ci plus inattendue et bouleversante – emporte définitivement le film vers des hauteurs inespérées. Lors du procès est annoncé un juge encapuchonné réputé pour sa brillante éloquence. Et sous la capuche, le chanteur Christophe qui – de sa voix cristalline, perlée de blanc mais brisée par le temps – chevrote une sentence mortelle. L’idée est grande que de faire appel à un artiste si atypique qui dénote aussi bien au sein de la scène musicale française que dans ce tribunal improvisé rempli d’esprits mesquins. Sa voix aiguë tombe comme un couperet et coule comme la ciguë. Et si elle annonce de la plus clairvoyante des façons la mort de Jeanne, il s’élève aussi dans la cathédrale comme l’espoir d’une nouvelle vie divine. La caméra raccorde ainsi sur les vitraux éclairés comme s’ils avaient accroché la brillance d’une voix et scintillaient de mille nouveaux feux.

Bruno Dumont reste très attaché à l’extravagante congruence du mystique et du prosaïque et il n’en n’a pas encore complètement terminé avec le burlesque. Si Jeanne et Guillaume Evrard – respectivement joués par l’exceptionnelle Lise Leplat-Prudhomme et Christophe – tissent un dialogue chanté qui les transcende dans l’au-delà, les hommes d’ici-bas se livrent, eux, à une ultime comédie de cour. Qu’ils soient à cheval ou sur des trônes, ces hommes aux titres honorifiques et aux robes aussi longues et traînantes que leur voix se livrent à des petits jeux de pouvoir sur les dunes de la côte d’Opale ou le damier de la cathédrale, c’est à dire là où des positions peuvent encore se gagner et se perdre. Jeanne est aussi de ce monde-là. Elle est certes tenue à distance de la parade ostentatoire et du burlesque de la manigance mais la guerre est son artisanat – comme la torture l’est pour d’autres – ce qu’elle accomplit d’ailleurs à la fois pour le peuple dont elle provient et le Dieu qui la guide. Jeanne est donc aussi faite de tous ces hommes qui se tiennent auprès d’elle, certains compagnons de route, d’autres associés fidèles. Ce sont les bourreaux parlant de la torture comme d’un art noble qui sait chérir les corps ; ce sont les soldats qui protègent et surveillent Jeanne jour et nuit sans savoir si elle est ange ou sorcière. Toutes ces figures du peuple sont dans un rapport de proximité avec Jeanne comme si l’hérésie de celle-ci était une façon de se tenir à leurs côtés. Un pied dans le peuple, l’autre dans la mystique ; et ainsi de la terre au ciel.

Le dernier plan sur Jeanne d’Arc est celui de son inévitable mort. Le bûcher s’enflamme d’un feu terrestre et païen et les fumées s’envolent dans un dernier mouvement ascendant éparpillé en volutes. La petite Jeanne aux cheveux rasés brûle comme une petite poupée de chiffon balancée au bûcher mais l’infortune d’une telle image ne saurait tromper : Jeanne aura su être le temps d’une épopée malheureuse la femme de tous les mouvements et les rapprochements, celle qui aura su faire converger tout un pan de la France et son peuple sur le territoire doux et froid de la côte d’Opale. Jeanne est ainsi un merveilleux film païen et mystique, trivial et surnaturel, enfin magnifiquement sombre et burlesque. Il l’est en tout point. Et radicalement.

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Tino Tonomis

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