70/ DJ Muggs & Roc Marciano – KAOS (hip hop)

Roc Marciano enchaîne les productions et fait déjà figure de revenant dans le nouveau paysage hip hop américain. L’ouverture funk et cinématographique à la Isaac Hayes (Kaos Theme) est même un joli clin d’œil à la singulière position qu’il occupe tant il impose l’image d’un artisan industrieux et acolyte d’un hip hop abreuvé au réveil des villes. Mais dans la foulée, la gueule de bois crépusculaire fait déjà son retour dans les zones interdites de cette ville (Dolph Lundgren). C’est que le hip hop de Roc Marciano traîne ses guêtres un peu partout. Il est solitaire et cafardeux mais encore bigarré et psychédélique ; complètement secoué entre vapeurs industriels toxiques et sommeils somnambules sous flûtes ensorcelantes. L’échappé de Busta Rhymes est l’enfant de ce hip hop né des réveils douloureux dans les clubs de jazz à l’aube. Les riffs hip hop / jazz rock sonnent même parfois comme les thèmes façonnés par les rejetons hallucinés de The Roots. Et en une nuit maussade, ce qui se joue-là est un destin en dents de scie que des riffs étirés de guitares découpent menu. Peut-il rester autre chose qu’une œuvre en haillons ?
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=xznS_Kw8_g8
Parce que la ville nocturne referme son piège d’alarmes, de signaux et de cris mais la chanson réussit son évasion.
69/ Swoop and Cross – Stories of Disintegration (ambient / néoclassique)

Un mouvement s’est indéniablement penché sur le berceau de Stories of Disintegration : tout en épanchements et toutes voiles dehors, le romantisme a jeté son dévolu sur la nouvelle monture de Swoop and Cross. Album de bruissements avant d’être celui de mélodies, une nature se fantasme discrètement entre les volutes de piano aux échos profonds, presque nostalgiques, et déjà submergées dans les rêves blancs. Ces mélodies sont dissimulées sous des cendres blanchies et il suffit d’un souffle pour qu’elles se découvrent ; d’un claquement de corde pour qu’un vieux piano se dépoussière. Pas à pas, ces notes raidies se détendent et se réchauffent. Les miroirs en tremblent puis des spectres du passé s’invitent au bal. La musique de Swoop and Cross est aussi bien majestueuse et glacée que pensive et chaleureuse. Son art de la conservation fait ainsi résonner un tintement de vie nouvelle, comme un soleil viendrait frapper de grandes et belles statues révérencieuses. Et in fine, ce que cache cette forêt de songes est un lent et doux trépas radieux.
Une chanson : https://timereleasedsound.bandcamp.com/track/skopi
Parce que les notes de piano pénètrent pieusement la cathédrale de sable et leur belle collusion crée un souffle et un entrain.
68/ Sarah Davachi – Let Night Come On Bells End the Day (ambient / drone)

Loin de la frénésie du monde, quelque part réfugié dans la chaleur d’une nef, encore tenu à l’abri des regards dans la pénombre discrète d’un orgue, la musique de Sarah Davachi est un recueillement salvateur. L’ambient qu’elle compose mène à la joie de l’isolement. Il est fait de mouvements à pas perdus et de tremblements tactiles. Il effleure puis prend par la main pour guider vers le plus confiné des abris dans une acoustique en cocon. Les claviers scintillent à la manière de diamants à plusieurs facettes dans de lentes, très lentes rotations perpétuelles qui sont comme un chatoiement de lumières aux reflets irisés. Ensuite, ce sont des pianos de velours qui guident vers une autre prière et la musique a alors la légèreté de pas dans la neige (Buhrstone). Que reste-t-il de ce recueillement ? Une lumière ; de celles qui brillent comme au premier jour.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=yEaIa4rkOGE&ab_channel=SarahDavachi-Topic
Parce qu’à partir d’une note, une modulation sonore de diapason se diffracte en de multiples rayons lumineux.
67/ Idris Ackamoor & The Pyramids – An Angel Fell (jazz)

Que reste-il des inventions afrofuturistes de The Pyramids, groupe phare d’un jazz volontiers panafricaniste durant les années 1970 ? Les déviances colorées d’un jazz primesautier et sauvage, les poussières chaleureuses des terres d’Afrique ; tout cela n’a pas disparu. Au sommet des collines, les saxophones appellent au soulèvement des faunes dans le vent chaud. Jazz de hier et de demain, cette musique sait recueillir la parole des anciens dans l’électrisation des mythes. Elle est à la croisée des magies solaires et à la merci de l’inspiration mystique de Sun Ra, figure démiurgique au grand ciel et encore régulièrement invoqué par ses contemporains. Les violons brûlent leurs cordes en plein soleil mais ils se montrent enchanteurs pour réorchestrer les rengaines ancestrales. Et avec cet album, le toujours inspiré Idris Ackamoor offre un édifice de plus à une discographie qui constituerait en quelque sorte l’histoire d’une harmonie naturelle du monde et de la vie.
Une chanson : https://idrisackamoorandthepyramids.bandcamp.com/track/an-angel-fell
Parce qu’un beau cortège mêle sa voix à celle du vent avant de se faire souffler par une tempête de sable où saxophones et violons s’envolent en joyeux siroccos.
66/ Anteloper – Kudu (jazz / electro expérimental)

Que le jazz naisse de divers détraquements, cela n’a rien de nouveau. Qu’il se fasse une place dans des circuits électriques mal rebranchés, un peu plus. Anteloper c’est un duo batterie – trompette qui bidouille une quantité inépuisable de fils pour réveiller des mélodies endormies sous des entrechocs électroniques. A eux deux, ils composent une odyssée de poche intégralement située à l’intérieur d’une machine en surchauffe dépourvue de circuit de refroidissement. Ces tentatives de branchements aléatoires ont leurs conclusions heureuses : visuellement, cela donne un patchwork de fils électriques colorés et croisés de toutes parts ; musicalement on obtient un jazz sous tension fait de fourmillements d’électrons. Et tout explose en filaments brûlants. Le numéro d’électricien s’achève alors par un exercice de haute voltige au cours duquel le duo montre qu’il maîtrise à merveille le transfert d’électrons de tube en tube (Seclusion Self). Anteloper vient de créer – en live – une bien étrange machine jazz.
Une chanson : https://intlanthem.bandcamp.com/track/ohoneotree-suite
Parce qu’une trompette rentre dans l’infiniment petit et son souffle se désagrège en pointillés dans de longs tunnels psychédéliques.
65/ Raoul Vignal – Oak Leaf (folk)

Laisse filer la clarté. Les accords en demi-teinte des guitares ébahis de Raoul Vignal ont toujours eu cette capacité rayonnante à vibrer avec la lumière. Sur Oak Leaf cette lumière vient un peu plus percer le folk du compositeur lyonnais. C’est une ouverture saisonnière ; le réveil d’un soleil froid. Et si lui privilégiait auparavant les dispositifs épurés, il met maintenant en place des petites équipes musicales où règne la belle solidarité instrumentale : la guitare n’est plus seule perdue ou abandonnée à ses arpèges, elle a pour compagnons de fortune piano, clarinette et percussions qu’accrochent entre eux des notes liées et éparses, éparpillées dans la galaxie ensoleillée. La greffe réussit brillamment et le folk de Raoul Vignal en ressort plus charnel et mobile, toujours claudiquant mais debout sur ses jambes et rêveur. Et du rêve s’échapperait presque le parcours d’un envol en plein ciel. Celui d’une rédemption. Étrangement, l’âme de Oak Leaf déjà percé de rayons semble visité comme jamais elle ne l’a été.
Une chanson : https://raoulvignal.bandcamp.com/track/the-waves-part-i
Parce que les arpèges en boucle pavent une voie vers l’ascension et qu’après de magnifiques turbulences rock c’est l’éden blanc qui s’atteint.
64/ Michniak – L’Autre Jeu (chanson française)

C’est parfois dans de vieux tissus décousus que sont faits les meilleurs pianos. Usités jusqu’à la corde raide, ils déballent des états de conscience instantanés d’un lyrisme grinçant et désabusé. Tout entier tenu par ces pianos perdus, L’Autre Jeu est une boucle de mots secs lâchés par fatalité, une étoffe de paroles qui se brisent sur des notes dures au corps et écorchées vives. On pourrait presque dire que chez Michniak les raccords entre piano et voix ne trouvent finalement une heureuse jonction que dans le silence ; le reste a la dissonance du désaccord (La traversée). Mais il ne faut pas s’y méprendre, sa musique est complètement sentimentale : elle ne suit rien d’autre que des états d’âme. Alors, entre les variations du vide et de l’inanité, et derrière ce qui pourrait sonner comme la bande-son d’une damnation, s’entend la douce ritournelle d’une époque perdue et la réminiscence de beaux souvenirs. C’est une musique à cœur ouvert, un épanchement libre et total.
Une chanson : https://michniak.bandcamp.com/track/dans-une-boucle
Parce que le piano pose ses pas sur les soubresauts d’un cœur inquiet mais encore plastronneur.
63/ Seun Kuti & Egypt 80 – Black Times (afrobeat)

En huit morceaux de bravoure soutenus par un tempo sans relâche, Seun Kuti fait une nouvelle fois preuve d’allégeance pour une cause révolutionnaire à laquelle il se montre toujours profondément attaché. Black Times est une coupe et revivification de l’arbre familial ; dans ses denses feuillages se répercutent les échos révolutionnaires de chœurs si fidèles à l’homme-orchestre et aux combats. L’afrobeat est bien une musique de guérilleros, une musique de battements de cœur et de corps ! Les cuivres sont dissimulés dans le maquis, prêts à répondre de façon tonitruante aux attaques-éclairs. Quant au chant souvent apaisé de Seun Kuti, il est une fausse piste trompeuse. Les chemins sont donc multiples et mystificateurs mais le bataillon sait maîtriser toutes ces pistes désordonnées pour encercler un ennemi invisible et éviter les chausse-trappes ; c’est là toute la magie du collectif ! A ce jeu-là, l’afrobeat de Seun Kuti & Egypt 80 est décidément imbattable.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=vtVjGeyof5M
Parce que le déboulement de cuivres modèle un relief et un paysage cabossé devient le terrain de jeu d’incessantes courses-poursuites.
62/ Tropical Fuck Storm – A Laughing Death in Meatspace (art rock / rock alternative / post punk)

Tout émane d’un naufrage. Sur une île tropicale peuplée de monstres légendaires débarquent quelques rescapés du groupe déjà hautement déréglé The Drones. L’île est affolée. En véritable chanteur d’opéra lyrique perdu en pleine mer, le commandant Gareth Liddiard noie sa voix dans les assauts de vagues incessantes et les guitares en déluge torrentielle semblent devenir les jouets de la colère des dieux. D’autres menaces planent encore dans cette bourrasque, comme les chœurs de ces sirènes qui appellent aux tréfonds. Le rock de Tropical Fuck Storm doit donc composer dans l’urgence ; leurs riffs tricotent alors des filets de secours à la va-vite et ballotent à la surface. Les nuages changent vite et aucune structure stable ne semble s’imposer dans un album qui file à si vive allure. Pourtant dans les vagues envahissantes les trublions australiens arrivent bien à apposer leur patte unique : celle d’un post-punk délavé qui décolore avec la plus grande des férocités des chemises hawaïennes bariolées.
Une chanson : https://tropicalfstorm.bandcamp.com/track/soft-power
Parce que les guitares carnassières aux cordes aussi effilées que les dents de la mer nous croquent et nous emportent au fond de l’océan.
61/ Strië – Perpetual Journey (electro / ambient)

Le voyage perpétuel de Strië se porte d’ondes flottantes à d’autres jusqu’à l’antre astral qui les aspire dans son immense trou béant. Après la dérive, des vaisseaux s’y perdent dedans et se laisse engloutir (Capsule). Aucune ligne claire ni d’horizon visible dans cet album jeté en pleine galaxie noire ; il est surtout une tentative d’impression éphémère dans le ciel infini. Et de fait, les claviers s’envolent dans des élans inaboutis et laissent de belles traînées dans l’air ; les chants lointains, eux, se dissipent. Tout foisonne donc dans ce voyage qui ouvre aux rêves multiples alors que tout reste toujours au stade de l’esquisse. Cet electro niché dans des boucles musicales en perpétuelle aspiration est comme caché sous les ailes d’un oiseau imaginaire. Perpetual Journey ou l’histoire d’une éclipse totale. Sans aucune possibilité de retour sur terre. Sic itur ad astra.
Une chanson : https://strie.bandcamp.com/track/perpetual-journey
Parce que les boucles élastiques et engourdies composent une élévation dans des royaumes célestes toujours plus éthérés et sublimes.
Tino Tonomis
1 réflexion sur « 100 merveilleux albums de 2018 – #70 à #61 »