60/ Daniel Blumberg – Minus (folk rock / pop)

Soudain éloigné du groupe qui l’a fait connaître – Yuck – et comme isolé de toute exaltation, Daniel Blumberg trouve dans des productions lo-fi une façon d’exprimer la petitesse du monde et sa stagnation faussement tranquille. Les phrases musicales de son dernier album s’énoncent sur des modes interrogatifs ; les tourments des violons n’affirment rien et s’étirent bien plutôt comme des questions condamnées à n’obtenir aucune réponse. Violons et guitares se répondent dans des alternances de températures qui les font passer de charbons ardents à glaciers effrités. Car à l’instar d’un Daniel Johnston – et même si son folk se fait plus lyrique – Daniel Blumberg esquisse des mélodies pour ne jamais les finir et les violente à d’autres brouillards musicaux. Elles sont ainsi traînées dans des champs labourés de riffs de guitares ou hachurées par des claquements de cordes frappées, frottées et farouchement frictionnées. Puis tout cède. A la moitié de l’album tombe un rideau blanc sur lequel dansent les images ramassées d’une conscience torturée (Madder). Il faut avec une telle entreprise s’enquérir des quelques trouées qui restent dans le ciel, celles qui se dégagent de lignes de pianos toutes en nuances de gris. Et donc rechercher depuis la fenêtre de sa (pop de) chambre ce qui reste encore de lumière vive dans le ciel monochrome et dégradé.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=kZTNEq7DoVY
Parce que la ritournelle en comptine vise l’engouement collectif en même temps que la réclusion triste et solitaire.
59/ Yialmelic Frequencies – Yililok (ambient – electro expérimental)

Simplement, et comme tant d’autres avant lui, le disque se lance au diapason. Il suffit donc d’une note. Puis d’autres. Par ricochets, des ondes invisibles se dégagent de ces notes éparses et l’album se mue en un bien étrange objet, une sorte de caisse d’enregistrement des oscillations microscopiques du monde. Yialmelic Frequencies va puiser aux sources minérales de chaque élément – eau, air, terre, feu – pour y tirer avec sa baguette de sourcier les vibrations qui font les futures mélodies de la vie, la simple vie qui se découvre, et mettent en relief toute une atmosphère. Après tout, cela reste une affaire de fréquences même si, fort heureusement, le décodage mathématique ne saurait emmurer ce qui lui échappe pleinement : l’immatérialité des variations ondulantes. Après avoir sondé la matière sourde, il faut la laisser entrer en résonance avec elle-même, qu’elle s’envole aux étoiles et qu’elle implose en y laissant des traînées filantes. Sous les vibrations, et grâce à une douce musique d’entre les plis et au drapé fin, un autre microcosme est à découvrir.
Une chanson : https://yialmelicfrequencies.bandcamp.com/track/vibration-fruits
Parce que les froissements timides et les dépliements à répétition forment une belle circonvolution infinie et forcément hypnotique.
58/ Ensemble Economique – Radiate Through You (electro / ambient)

Les clairières ont ceci de magique que, tenues endormies et nichées au cœur des forêts, elles peuvent agiter à elles seules tout un écosystème secret. Ensemble Economique est une musique rutilante où une electronica en éclats vaporise et réveille une flore dans un léger bouquet sensitif electro et ambient. Un clavier en fausse harpe guillerette – mais relativement discrète car cachée dans les grands vents – happe au cœur de la dense végétation (Music is Life). La suite est une cérémonie d’orgues, une procession d’esprits en pleine forêt qui devient mélodramatique et funèbre quand tombe le crépuscule (les deux faces d’I See You). L’exploration à tâtons prend ensuite fin par l’entremise d’un enlèvement soudain : celui d’anges qui entraînent la nuit magique vers d’autres horizons pour mieux clore celle-ci dans un ultime jeu de déplacements (Blue Hour). Radiate Through You ; ou le récit d’une voix qui s’élève sans crier gare, le récit d’une flore loquace qui irradie au-delà des canopées.
Une chanson : https://ensemble-economique.bandcamp.com/track/blue-hour-feat-purple-pilgrims
Parce que dans l’idylle tremblante, chaque voix a sa profondeur et perce différemment une atmosphère noyée de vapeurs flottantes.
57/ KEN Mode – Loved (noise rock / sludge metal)

Il est une fumée ardente qui émane du dernier album de KEN Mode et elle est d’un noir de jais de corbeau. Le sludge strident du groupe trouve dans des riffs griffonnés et une voix lacérée d’inattendus ressorts pour faire cahoter la machine jusqu’à lui faire cracher cette fumée noire étouffante et bileuse. C’est une véritable aciérie diabolique qui est passée maître dans l’art du cuivre – en témoigne la présence de saxophones criards – tout en frôlant sans cesse avec les accidents industriels. La musique hurlante qui en jaillit est comme moulinée par une succession de laminoirs à différents tempos puis broyée dans un déluge de riffs. Une matière prodigieuse se forge là. Cet alliage brillant de différents métaux ne semble s’offrir à aucune machine digne de ce nom et ne se froisse pas facilement. Cette noblesse-là, KEN Mode la tire de cette catégorie de métaux rares qui savent résister à l’acide. Qui savent même s’y fusionner.
Une chanson : https://kenmode.bandcamp.com/track/no-gentle-art
Parce que la procession ballotte en eaux noires visqueuses avant de danser avec le diable sur un gimmick jazz de saxophone déformé à l’acide.
56/ Hangman’s Chair – Banlieue Triste (stoner rock / sludge metal / doom metal)

Dans le ciel lézardé de cette triste banlieue parisienne qu’observe depuis le bitume crasseux Hangman’s Chair, des riffs tendus et sibyllins font et défont les éclaircies. Ainsi suspendus au-dessus du vide et entre deux rochers, l’exercice d’équilibriste est pour le moins périlleux. D’autres riffs percent encore comme des éclairs et menacent de faire vaciller la roche. La beauté cristalline de tous ces coups de griffes dévoile un étonnant mélange de registres très référencé années 90’s : grunge, sludge metal à la Alice Chains, descentes harmoniques empruntées à The Cure, nu metal et même rock shoegaze (Negative Male Child). Les guitares ne préviennent pas quand elles frappent ; échappées des doigts des hommes, elles en deviendraient presque un instrument de vengeance aux mains des Dieux. Les riffs portés dans des mouvements ascensionnels s’envolent aux cieux quand d’autres plombent en sol comme une pluie drue. Ces guitares rentrent même parfois en guerre contre elles-mêmes ; et dans cette lutte, des suspensions, des immobilisations. Et des paralysies électriques.
Une chanson :
https://www.youtube.com/watch?v=C2Qj5nehMG8&ab_channel=JamesWallace
Parce que le pont de cette chanson dans le silence résonnant du vide est tout simplement sublime.
55/ Ekca Liena – GraVIty and Grace (ambient / electronica)

L’adieu à la gravité est un adieu à notre monde. Dès l’envolée spatiale du morceau d’ouverture (Burst Into Stone), Ekca Liena coupe les ponts avec cette enveloppe terrestre. L’arrachement à la minéralité de la vie humaine se poursuit dans des gestes de démesure où les fantasmagories se dévoilent comme la bande-originale d’un film de Tarkovski. L’univers trouble et gazeux, presque irréel, semble se muer en illusion à mesure que le voyage se poursuit dans les rayons transfigurants des planètes. Visions déformées, brouillards toxiques, cadences folles d’horloges et craquèlements pulsatiles forment une electro sans cesse déformée et reformée. Dans les lentes minutes égrainées il n’est donc pas surprenant de voir apparaître d’éphémères figures imaginaires ou d’y entendre des suspensions isolées de riffs de guitare. C’est que dans de tels astres la perte de repères est totale et les mirages fréquents. La nébuleuse a beau nous perdre, elle est si confortable.
Une chanson : https://ekcaliena.bandcamp.com/track/gravity-and-grace
Parce que cette traversée de rayons saturniens irradie et laisse, hagard, à la dérive infinie.
54/ Insecure Men – Insecure Men (pop / indie rock)

Ces hommes ne sont que des mômes. Et quand ils jouent de la musique, c’est avec malice et naïveté, en ne perdant jamais de vue ces rêves d’enfants brassés aux boîtes à rythmes et aux riffs pop hawaïens (Subaru Nights). L’étirement de ces rêves produit même ici une forme d’étrangeté, les chansons pop étant jouées à des demi-tons supérieurs dans de légères discordances. Insecure Men évoque aussi bien l’Angleterre du mauvais gin et les dents cassés au cours de rixes nocturnes qu’une forme compassée d’élégance en tweed. Tout ça à la fois car il s’agit d’une belle pop hallucinée et titubante d’ivresse, lo-fi par défaut car elle ne joue bien qu’avec ce qui lui reste. Alors une telle pop est aussi évidemment un peu grossière et digne, forcément attachante. Parfois, on peut même penser à une version enfumée et trouble de Blur. Le psychédélisme va même jusqu’à retrancher ces joyeux lurons dans de faux repos tropicaux en Indes Galantes (Heathrow). Cette pop d’ombres dansantes s’achève enfin en clignements d’yeux dans un petit théâtre de poche de marionnettes. Les rideaux tombent, les yeux se ferment et les rêves commencent.
Une chanson : https://insecuremen.bandcamp.com/track/buried-in-the-bleak
Parce que la balade malheureuse au piano s’offre une dernière comptine, aussi rassurante qu’une constellation étoilée dans la nuit noire.
53/ Black Milk – FEVER (hip hop)

Emporté dans la houle d’une cadence stimulée qui se soutiendra sans relâche en douze courtes prouesses groovy, le hip hop de Black Milk se cramponne d’emblée à un jazz matinal naturellement enjoué. Chaînon manquant entre The Roots, Kendrick Lamar et Open Mike Eagle, FEVER naît de gimmicks ramassés et lâchés en de sommaires phrases évocatrices, puis tissés à d’autres dans des ouvrages à contretemps. Une humeur s’impose à une heure propice et se chante pour le reste de la journée. Si ce hip hop sait mettre ses pas dans des rythmiques jazz tracées par un trio guitare-basse-batterie, il ne reste pas ébahi sur la touche et ne se prive ainsi pas de pas de côté. Ces rythmiques entrecoupées et ces phrasés ponctués de trous creusent in fine le sillon d’un hip hop propre à Black Milk, sa marque de fabrique : un nouveau langage qui ne serait rien d’autre que la mise en musique du morse.
Une chanson : https://blackmilk.bandcamp.com/track/will-remain
Parce que cette chanson aux mouvements rebondis trouve un apaisement inespéré dans les échos a capella terriblement émouvants du Storm de Rare Silk.
52/ Kurt Vile – Bottle It In (folk / indie rock)

L’histoire de Kurt Vile a commencé il y’a maintenant des années sur des rails, à une époque où il travaillait dans la manutention. Lui, adepte de simples ballades voyageuses lo-fi, n’aura jamais perdu le goût de ces compositions qui se jouent en cheminant. La célébrité du garçon n’est plus à révéler mais rien ne semble avoir changé. Bottle It In est donc encore un album de voyages et d’errances tantôt déterminées – le versant épique – tantôt déboussolés – le versant plus sensible et lo-fi. Les guitares sont caressées brutalement, comme des claquements de ferraille sur les rails, puis pincées délicatement dans le fond d’un wagon. Son folk est complètement insaisissable ; il s’agit d’un folk de fuyard en somme. Tellement qu’il déambule même parfois à reculons (Bassackwards). Retenons encore tous ces arpèges cristallins et nets, toujours tenus au pas de course, jamais complètement effacés par les sillons que les passages du vent ensablent. Retenons aussi ces labours de guitare dressés comme dans une arène (Check Baby). Le dernier album de Kurt Vile s’admire ainsi comme l’éloge d’une surface ouverte aux quatre vents et aux constellations.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=8ZhhyoXDu4Q
Parce que les arpèges passent d’un minimalisme sec mais enchanteur à une conquête épique et hautement aride.
51/ The Empire Line – Rave (electro)

Des rave party, The Empire Line réemprunte son gigantisme et l’atmosphère de chaos organisé : déboulés de beats ramassés et aspirés dans d’immenses caissons de son, rythmiques volumineuses et frénétiques ; d’autres motifs seraient encore à citer. L’acide est porté à ses extrêmes, jusqu’à la découpe des corps qu’il transit sans sommation. A chaque rythme, sa zone d’impact et son immersion. En cela, la beauté profonde d’un tel album est qu’il nous rappelle à quel point les rave party ne chercheraient en fin de compte rien d’autre que l’abandon par liquéfaction. Rave c’est d’abord la défaite de tous ces corps au milieu de la piste de danse. Sous l’assaut des sons, les corps se raidissent. L’immensité du volume sonore donne même l’impression d’un rétrécissement, comme une contraction mentale de l’univers. Cet electro à plusieurs dimensions détonne parce que toutes ces dimensions se révèlent in fine étroitement imbriquées entre elles.
Une chanson : https://northernelectronics.bandcamp.com/track/fast-forward-intet-glemt-intet-tilgivet
Parce que l’hypnose tient sur un rythme fracassé, un faux envol de synthés englués et presque religieux, des cris libérateurs et un trou noir qui avale tout.
Tino Tonomis
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