30/ Chester Watson – Project 0 (hip hop)

Une brume matinale, quelques vapeurs indistinctes et un flow hip hop tente de se faire une place. Il est à moitié rêveur et éthéré, à moitié réveillé et terre-à-terre, comme s’il tirait des ponts entre caves et nuages, fonds de cales et cieux. Le hip hop de Chester Watson est à cette place unique que d’autres rappeurs pourraient envier, quelque part entre des productions jazz fortement influencées par MF Doom, le trip hop froid de Ghostpoet tout empreint de beats noctambules mais aussi les prouesses vocales sombres, ras-le-bitume et presque souterraines de Earl Sweatshirt. Autant d’oiseaux nocturnes qui demandent le secours de la nuit avant de s’abandonner à l’obscurité. Project 0 est un projet désenchanté, mort-né et presque nihiliste. Et ses chansons, des promesses de nuits sans sommeil mises en boucles. Quand les structures de ces chansons trouvent leur point de non-retour dans la dissolution graduelle et dévorante, c’est la vapeur ivre qui en sort victorieuse. Il est trop tard. Il est impossible de refermer le flacon.
Une chanson : https://chesterwatson.bandcamp.com/track/oblivion-2
Parce que la fatigue nouée en gorge et ressassée dans des boucles hip hop se libère dans le doux psychédélisme de délires médicamenteux.
29/ ASC – The Outer Limits (electro / ambient)

Encore une belle épopée dans la galaxie immense ! Dans sa traversée des néons et à l’assaut des étoiles, ASC libère des tas d’engins rythmiques et spatiaux. Ils couvrent très vite des confins jusque-là inexplorés et recueillent ainsi les échos perdus de ces régions mystérieuses et remplies d’un vide foisonnant de détails éloquents. C’est un voyage disloqué, un voyage sans but. C’est une psytrance cosmique aussi sidérée que sidérale. Autour d’un trou noir, des tourbillons à plusieurs visages se traversent et la piste aux étoiles se fait jungle : dans l’obscurité et la confusion, des interstices laissent découvrir des puits de lumière dans lesquels plonge le voyageur curieux et médusé. Ainsi le pouvoir d’attraction des clairières. Et même l’obscurité, le regard du voyageur finit par s’y habituer comme il s’habitue aux mirages et aux enchantements. The Outer Limits repousse sans cesse ses limites. Cet album est ainsi constitué de milliers d’éléments flottants et c’est dans leur parcours aléatoire que se fait l’épopée cosmique et acide. Et quand elle frôle une techno en folie douce et déclenche de nouvelles tempêtes sous crâne, l’épopée electro ose même se faire transfiguratrice.
Une chanson : https://asc77.bandcamp.com/track/redshift-2
Parce que dans cette odyssée spatiale qui traversent des couches gazeuses aux masses distinctes, tout révèle de la douce illumination immaculée.
28/ Jessica Moss – Entanglement (drone / ambient / electro expérimental)

C’est comme si des différentes phrases musicales développées par le post-rock de A Silver Mt. Zion – formation à laquelle appartient Jessica Moss – un motif en était tiré, et un seul. Comme si, dans un art de soliste, Jessica Moss décortiquait ensuite ce motif pour mieux en saisir les vibrations et les étirer. Le dispositif expérimental de la compositrice canadienne laisserait ainsi le champ libre à des capteurs électromagnétiques à la surface du monde, installés là pour en retranscrire les secousses. Les violons aussi arrivent à ce point d’extrême sensibilité où ils réagissent instantanément aux vents et ondulent aux champs. Dans un art de la découpe, ils désagrègent les mouvements en milliers de particules poussiéreuses. Le sentiment demeure que les souffles des violons ne dévoilent qu’une partie de ce monde enfoui ; le voile du mystère flotte encore. Pourtant ce qu’ils donnent à entendre est déjà proprement saisissant : chaque frottement d’écrin de cordes forme une beauté isolée comme une monade. Cet album est un corps-à-corps physiquement très éprouvant et bouleversant. C’est une expérience au cours de laquelle l’auditeur se laisse emplir de toutes les émanations invisibles de la matière. Cette œuvre musicale unique en son genre et indescriptible nous serait tombée dessus comme un fragment égaré du ciel. N’est-ce pas là le propre des météorites mourantes ?
Une chanson : https://jessicamoss.bandcamp.com/track/particles
Parce que derrière les vibrations, des particules et derrière ces particules, des chants oubliés d’une beauté terrassante et mortelle.
27/ Meitei – Kwaidan (ambient / musique traditionnelle japonaise)

Si les haïkus avaient une forme musicale, ils pourraient ressembler à la musique de Meitei. Dans l’étendue infinie d’eau, les mots tombent comme un goutte-à-goutte. Lentement et discrètement. Kwaidan révèle ainsi une nature entièrement dévouée aux éléments aquatiques tout en prenant le temps de s’affirmer comme un album de l’effacement. L’ambient que Meitei croise à des résurgences de musique traditionnelle japonaise fait donc émerger des figures amphibies et, entre ciel et terre, résonner les échos des fonds marins avec des voix enregistrées, délavées et presque irréelles. Entendons ces litanies comme des calligraphies d’un autre langage et soudainement déchiffrées ! Cela est aussi beau et mystérieux que la découverte de l’Atlantide. Dans Kwaidan, la cadence marine se bat mais se dilue aussi inlassablement. Les rouleaux sous-marins l’emportent et provoquent des délitements en série. Plongées toujours plus loin dans les tréfonds des océans, des sondes tentent vainement de rétablir le contact avec le monde terrestre mais c’est en définitive le doux flottement qui l’emporte. Cela est perdu ; la remontée en surface ne se fera pas.
Une chanson : https://meitei.bandcamp.com/track/aoyagi
Parce que quand les rayons lumineux traversent l’eau en profondeur, les ondes se font délicatement mélodiques et ondulantes.
26/ Roc Marciano – Behold a Dark Horse (hip hop)

2018 est décidément une grande année pour Roc Marciano. Après s’être associé à DJ Muggs sur Kaos, le voilà définitivement cavalier solitaire la nuit pour son troisième album de l’année ! Habitué aux répétitions de boucles hip hop, Roc Marciano pousse ici le motif d’une manière plus radicale encore, jusqu’au bel et fier entêtement. Dans un lyrisme solitaire, il mène comme un jazzman ivre une cavalcade désespérée sur un cheval fier. Le galop se bat à contretemps dans la ritournelle éthérée. Pour les initiés, il s’agit d’une nouvelle et unique pierre précieuse. Dans la demeure hip hop de Roc Marciano où chaque pièce semble familière, un funk peut étonnamment s’envoler au-delà des constats émotifs et consternés, mais il retombe aussitôt pour que les mélodies ankylosées et éreintées reprennent leur marche. La fragilité est une constante chez ce rappeur qui trouve dans de simples accords au piano ou dans une fidélité inébranlable au beat une sorte d’incarnation du malheur. Le fatum, immense, est chez lui solidement rivé aux mollets.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=WEGYzCK5yvQ
Parce que derrière un gimmick cinématographique répété jusqu’à l’usure, c’est une tragédie qui se joue, un destin qui se plombe toujours plus.
25/ Matthias Puech – Alpestres (ambient)

L’occupation est enfantine : quand on est petit, on s’amuse à soulever des pierres pour y déceler une vie organique, voir et entendre des fourmillements aléatoires et des ruissellements caverneux. Plus tard, quand les souvenirs se revivent en exploration musicale, cela peut donner une expérience basaltique archéologique comme le fait si bien Matthias Puech avec cet album qui semble composé à partir de sondes rivées sur des roches. Et dans l’humus, des micros pour capter la vie souterraine incessante, l’agitation qui perle le long des parois. Alpestres est un parcours de minéraux en minéraux qui n’offrent jamais les mêmes résonnances. De la fusion de ces roches naît un ambient insoupçonné qui dégagerait même une sorte de parfum d’éther bientôt envolé dans les altitudes. Cet air se retrouve pris entre la folie des altitudes, les hésitations au sommet des pics et les abandons finaux aux quatre vents. Alpestres réussit même l’impossible défi de recréer une vie organique prête à renverser les pierres. Sage en surface, mais débordante en profondeur.
Une chanson : https://handsinthedarkrecords.bandcamp.com/track/talausblick-vom-hohlichtpass
Parce que quand un souffle entre dans la grotte, les résonances ont la discrétion réconfortante des carillons à vents.
24/ The Necks – Body (jazz experimental / néoclassique / ambient)

Ce corps de géant est un ovni de plus dans la florissante discographie de The Necks. Même si le piano s’offre en dilettante en crête de batterie dès l’ouverture, on peut dire que pour un album de The Necks il démarre fort. Pour autant, les mélodies drainées en sillons sont vite avortées et il faut le secours d’une force de vie pour les repêcher dans une pulsion cardiaque qui, même si elle semble s’amenuiser, tient avec une belle vigueur. Ce souffle de vie ne tient parfois plus qu’à un fil – une ligne de contrebasse ou une caresse de cymbale par exemple. Le trio australien sait jouer sur ces zones de relâchement où les battements disparaissent dans l’obscurité. Mais dans le ciel étoilé de The Necks, une nouvelle tonalité se met à briller quand s’immisce une guitare flamenco aussi belle qu’inattendue. C’est notamment elle qui provoquera un déchaînement rock terrible si dévastateur qu’il moulinera le jazz à l’emporte-pièces. Ce jazz se met à gronder et le ciel se fait ténèbres dans ce qui s’apparente alors à un voyage vers le cœur du monde – ne serait-ce pas Pandémonium ? Néanmoins, en gardant une droiture, les pianos forment une constance solide : ils mènent à des paysages désolés et ravalés par les tempêtes, à peine rétablis des précédentes qu’ils en préparent déjà les suivantes. Ce piano est le beau fidèle allié de The Necks. Avec lui, le jazz peut tituber au soleil. Il ne vacillera jamais complètement.
Une chanson : https://thenecksau.bandcamp.com/album/body
Parce que la chanson est l’album.
23/ Guy One – #1 (folk / musique traditionnelle ghanéenne / afrobeat)

Quelque chose de joyeusement bricolé et d’artisanal semble bondir des inventions musicales du musicien ghanéen. Sa musique de rue, trop mobile pour pouvoir rester tranquille, se fait ainsi sauvage et amicale. Elle est ce personnage si familier des citadins qu’on véhicule d’un endroit à l’autre de la ville dansante. En réunissant parade afrobeat et recueillement traditionnel dans une sorte d’inépuisable boite à musique enfantine sur roues, Guy One rend hommage à toute une ville ; ses circulations infinies de vie et de joie. Tout sonne du meilleur bois pour qu’aucune structure musicale n’ait les résonnances d’un bois mouillé. Au-dessus de ces claquements secs et boisés d’un art qui se ferait presque ébéniste, les flûtes filent avec la légèreté des colibris siffleurs. #1 s’entendrait donc comme un concert live enregistré sur le vif en pleine clairière. C’est que l’album conçu sur l’idée de ronde est un mouvement qui en entraîne d’autres visant ainsi les grands rassemblements dansants. Dans ces moments-là Guy One n’est plus seulement musicien ; il se fait aussi immense conteur.
Une chanson : https://guyone.bandcamp.com/track/yelmengere-de-la-guusi
Parce que la machine cahote, crapote de la fumée, se laisse submerger par des marées d’eau mais continue sa fière avancée.
22/ Sly & Robbie, Nils Petter Molvaer – Nordub (dub / reggae / jazz / trip hop)

Dans quelle région du monde un tel album a-t-il pu pousser ? Un souffle froid s’est en tout cas penché sur le dub de Sly & Robbie. C’est même dans les eaux glacées qu’il a plongé, se laissant ainsi engourdir par la trompette nordique du norvégien Nils Petter Molvaer. Avec ces blocs de glace qui jalonnent leur parcours, les percussions dub et reggae déjà caractérisées par de lentes et profondes inflexions progressent encore plus au ralenti. Mais quelques contours lyriques et des percées éthérées de trompettes suffisent à envoler les partitions au-dessus des paysages figés. La grande simplicité et la solide beauté de ces lignes mélodiques tiennent à la capacité qu’elles ont de s’extraire à froid de ces déserts blancs. Glissante, la basse avance à pas feutrés. Puis, oscillant entre le chaud et le froid, cuivres, claviers et cordes introduisent un relief inattendu aux longues étendues plates. Nordub garde en lui la trace permanente d’un élan : celui laissé par un traîneau sur les sillons cahoteux d’un décor d’hiver. Et ce qu’il garde plus précieusement encore c’est la trace de cette infinité de paysages traversés dans un éprouvant voyage.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=cwuF-L19e-U
Parce que de lointaines réminiscences avec le Five Man Army de Massive Attack se perdent dans les rêveries d’une trompette, ce bel oiseau migrateur.
21/ Nik Bärtsch’s Ronin – Awase (jazz / musique minimaliste)

D’abord, c’est le sentiment d’inquiétude qui emporte la partie. Un piano interrogatif et soucieux et un saxophone aux abois se répondent face au vide. Mais puisque la parole ne se tait pas, un langage s’enrichit de ces logorrhées taillées dans des lignes cabossées et des rebonds retors. Le jazz de Nik Bärtsch’s Ronin refuse la voie de l’entropie méditative et préfère faire entrechoquer les multiples réponses qui s’offrent à lui. Alors pianos, clarinettes et saxophones filent en toute piste. Et si parfois ils s’offrent en dissonance dos à dos, ils sont bien entraînés malgré eux dans une même quête curieuse courue comme un marathon diabolique. Les pianos coulent en cascades de pluie et les cuivres volent en éclats : c’est que cette course est aussi une lutte contre les soubresauts d’un climat hostile qui se déchaîne. Les accalmies semées en chemin (A) servent à mieux refleurir ailleurs, du moins à permettre de reprendre son souffle à la balise avant de poursuivre le cours haletant d’une vie qui se veut inextinguible. Mais sur cet exercice, ce qui s’impose est bel et bien un jazz à bout de souffle, en nage complète et en totale surchauffe cardiaque.
Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=_-myiMTOkPU
Parce qu’un gimmick jazz insensé s’épuise en même temps qu’il gagne en épaisseur et vrombit sous les bourdonnements.
Tino Tonomis
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