100 merveilleux albums de 2018 – #40 à #31

40/ Hermit and The RecluseOrpheus vs. The Sirens (hip hop)

Pas effrayé par les grands mythes, le rappeur Ka revient sous des oripeaux abîmés, comme resurgi du fond des mers et reclus sur un rocher. Derrière les rideaux de violons et les rengaines boom bap old school qui font danser les animaux fantasmagoriques sur la platine, Hermit and The Recluse rejoue l’épopée d’Ulysse. Les boucles s’enchaînent et évoquent tous ces voyages condamnés à se traîner d’île en île. C’est une fatalité sisyphéenne qui ronge les mélopées. Et sur un radeau abandonné en pleine mer, les litanies hip hop ont ceci de captivant qu’elles expirent des mots comme s’il s’agissait des derniers. Ces phrasés laissent entrevoir la beauté de la fin d’un langage sur le point de se laisser engloutir par les vagues. La submersion est lente mais fatale ; l’archipel prend l’eau de tous côtés. Une leur tremblante et fragile comme une bougie demeure dans cet évanouissement et elle draine derrière elle une grandeur toute mythologique. Alors sous un soleil froid, tapageur et châtieur, chaque mot claqué sonne comme un avertissement. Autant de précieuses maximes abandonnées.

Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=mm-03a97A94
Parce que les chants des sirènes percent les mers comme l’archet de crin fait frotter les cordes et la mystification opère.



39/ Ill ConsideredIll Considered 3 (jazz / ambient)

Il est des souffles qui emportent loin très naturellement. Au jazz spirituel de Ill Considered il suffit ainsi de quelques inspirations souveraines pour nous élever sur des hauteurs glacées. Ces fils du vent et de la contemplation ouvrent leur album sur une incantation au djinn (Djinn). Tôt dans la partie, ces longs souffles étirés convoquent déjà les spectres que le monde occulte. Le jazz du groupe londonien est isolé au carrefour des différents éléments qui composent l’univers, et précisément à cette place où il se fait sourcier de minéraux en plein cœur d’une cavité résonnante. Un trou dans la roche et c’est même tout un souffle qui s’immisce et fait vibrer les parois. Et la basse, oscillante et aquatique comme celle de Jaco Pastorius, offre des notes en pluie diffuse de gouttes d’eau. C’est un jazz minéral et humide, fait de saxophones détrempés, qui berce des ritournelles au fond des cavernes. Pourtant, une autre influence, un peu plus free jazz, se glisse le long des parois : celle de The Pyramids des années 1970. Car malgré le recueil, Ill Considered est trop attaché aux caprices que permet le jazz pour s’en tenir sagement à de simples gimmicks contemplatifs. Les caprices aussi ont leur résonnance. Et ce sont souvent les plus entêtantes.

Une chanson : https://illconsidered.bandcamp.com/track/delusion
Parce que la basse ondule, le saxophone s’abandonne à des percées sisyphéennes, et, ainsi frappé d’un châtiment, le morceau s’abandonne à une ronde dantesque.




38/ Giulio AldinucciDisappearing in a Mirror (ambient)

Quoi de mieux pour jauger la qualité de l’air que le dernier album de Giulio Aldinucci ? L’instrument, perméable aux tempêtes, capable d’enregistrer sur les microsillons d’une même bande passante toutes les secousses de l’air agité, est un merveilleux capteur sensible en plein œil du cyclone. L’ambient n’est que le résultat de ces tensions captées dans les ballotements de la stratosphère. La pression de l’air, toute élastique, se module et s’épaissit d’une matière dense et grise glanée par la superposition de couches poussiéreuses pour se loger ensuite dans le creux des oreilles jusqu’à leur endolorissement. Dans cet amas de météorites, la chute libre se montre plus rapide que le mur du son et de tels dépassements provoquent des rencontres fugaces avec la mort. On peut penser à Lawrence English dans cette manière que Giulio Aldinucci a de se délester progressivement de la matière, laissant celle-ci s’effilocher en filaments lumineux et crépitements de feu. Et après avoir lutté contre les forces gravitationnelles, tout se décompose et s’éparpille enfin en flottements nébuleux.

Une chanson : https://karlrecords.bandcamp.com/track/aphasic-semiotics
Parce que les voix lointaines entendues dans le fond de l’air restent à jamais indéchiffrables et se perdent dans un cosmos de signes.



37/ Gaz CoombesWorld’s Strongest Man (art rock / pop)

La voix fine et fuselée de Gaz Coombes fait l’élasticité de son art rock et lui modèle son étendue. Il en résulte une musique dénicheuse qui, au fil des danses, s’agrège à des éléments bondissants semés en chemin. Cette faculté que l’ex membre de Supergrass a à voyager, être à l’aise partout, traîner ses guêtres et traîner sa joie relèverait presque d’une forme de dandysme estival. Les duels cabossés de basse et de guitare, il en rencontre régulièrement en baguenaudant et cela finit souvent en swing tantôt complètement pop, tantôt doucement rocailleux. Dans ce maelstrom de mouvements contradictoires et de désaccords bipolaires, il demeure systématiquement une constance joyeuse et une simplicité lo-fi presque artisanale. C’est ainsi que sa musique sans âge traverserait le temps. Entre motifs matures, guitares garage adolescentes et mélodies enfantines, l’élasticité de l’artiste se révèle de la sorte pleinement temporelle. Avec Gaz Coombes en définitive, il faut savoir céder sans sourciller au plaisir de la liquéfaction nonchalante et béate en bord de piscine. Et se laisser attendrir par les petites fééries un peu sonnées du magicien.

Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=ei6AL3O7B6E
Parce que ce petit joyau pop qui sembler circuler dans une bulle est d’une douceur si cotonneuse et si légère que l’auditeur est d’emblée invité à en prendre soin.



36/ Stuart A. StaplesArrhythmia (pop / folk / art rock / soul)

Dans High Life, film de Claire Denis chroniqué dans ce blog, Stuart A. Staples composait une musique ouverte au grand ciel mais aussi renfermée sur elle-même et discrètement en retrait. Elle accompagnait une vie en recréation d’elle-même, une lente éclosion à un monde factice et post-industriel. Dans une veine similaire, le dernier album en clair-obscur de Stuart A. Staples tend à s’échapper vers des constellations solaires qui ressemblent à des embuscades. Mais c’est bien le confinement en capsule qui sert d’habitacle aux compositions du leader de Tindersticks. La lumière artificielle, blanche et puissante, est sa fidèle associée. Son folk minimaliste en suit les rayons et se guide à des étoiles sans jamais pouvoir s’assurer de leur réalité. A l’aveugle. Dans ces longues étendues musicales organisées autour du silence, les détails se révèlent progressivement comme des images se tirent de l’obscurité. Puis ils disparaissent. Ce ne sont que des apparitions. Arrhythmia se déroule comme une grande carte sur laquelle des chemins hasardeux se tracent au fur et à mesure grâce à des mouvements incertains de basses, violons et autres instruments de navigation improvisés. Il fait confiance aux astres, suit ses bonnes étoiles et obéit ainsi à une forme d’astrologie. En quatre chansons épurées, un grand voyage !

Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=ExuLp4qlopA
Parce que les frôlements de membranes créent des frissons à fleur de peau et forment de beaux sommeils semi-conscients.



35/ DaughtersYou Won’t Get What You Want (noise rock / indus rock / post punk)

C’est une invasion progressive. Dès la première chanson, les nuées se rapprochent et les hélicoptères tournoient en plein ciel sans trouver de base où s’arrêter. Et dans les marches martiales et les rythmiques tribales c’est la paranoïa du prisonnier qui se scande (City Song). Ici, noise rock, metal et grindcore se réverbèrent en échos cérébraux maladifs et plombés comme dans un vieux dépôt de carrosserie. Dans la cellule grise, il faut chanter plus loin et plus haut ; c’est ainsi que se libère le chant des fous, ces pauvres hommes qui ne tiennent plus dans leur camisole de force et se plaisent à provoquer les dangers. Daughters est une bande de chiens fous et de chiennes sœurs qui rassemblent la meute pour hurler avec les loups. Et avec leur dernier album complètement nocturne, la meute n’hésite plus à sortir. Elle hurle d’une seule voix sobre et sombre, s’imposant ainsi comme la maîtresse des démons de nuit. Les assauts se mènent tambour battant, crient à travers les membranes et font céder l’oppression. Cet album est la chronique d’une libération qui ne se fera pas sans violence.

Une chanson : https://daughters.bandcamp.com/track/guest-house
Parce que hachée menu dans un laminoir et dépecée en lambeaux, la mélodie de ferraille trouve dans cette dévastation son lyrisme épique et salvateur.



34/ Bishop NehruElevators : Act I and II (hip hop)

Des ascenseurs, deux actes, une ascension au sommet. A moins que ce ne soit une lente élévation au paradis. Le plaisir ne peut pas être boudé quand la mort est ainsi livré sur un plateau d’argent par deux des plus talentueux DJs de la scène rap actuel, deux anges qui ont leur recette si particulière pour siffler le clairon et emporter les âmes. L’acte I serait celui de l’ascension lente et progressive, joyeuse et sans anicroches. C’est la belle évidence de l’envolée de quelqu’un qui n’a plus rien à faire sur terre. Les beats de Kaytranada semblent comme prédécoupés au soleil lui-même et chaloupent dans des lueurs funk chaleureuses. Avec lui, Icare est sans crainte. L’acte II est quant à lui plus frénétique et fou. Après avoir traversé les nuages, l’ascenseur connaît ses premiers dérèglements électriques. L’élévation éclate en plein vol et s’éparpille en mille morceaux. Et il faut tout le talent de monteur de MF Doom pour retrouver un sens lyrique alors qu’une substance nocive a déjà atteint les rouages de l’ascenseur. Bishop Nehru peut alors continuer de rapper avec l’insouciance du gamin qu’il est resté ; son destin est si bien gardé.

Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=vuu-cKrucsU
Parce que les trompettes du jugement dernier n’ont jamais été autant enjouées, portant ainsi leurs diableries vers des sommets inexplorés.



33/ Kamasi WashingtonHeaven and Earth (jazz)

Un an après un court album heureux et rieur – Harmony of DifferenceKamasi Washington revient avec un album massif aux milles tonalités. Son jazz est plus que jamais un défilé qui glisse sur une multitude de paysages colorés, qu’ils soient bossa nova, funk, afrobeat ou gospel. Une fuite aussi tant ce jazz se fait insaisissable, jaillissant et difficile à contenir sur une scène. Toute la panoplie de gimmicks propres à Kamasi  Washington se retrouve sur Heaven and Earth et les saxophones passent par tous les états d’âme. Ils sont criards jusqu’à faire céder les tampons, puis envoutants et louvoyants, si habiles pour faire courber l’échine par leurs discussions frénétiques. Les pas de côté et les sauts de triades forment des danses jazz au bord du précipice qui renouent avec un sens de la célébration tout épique. Et si le paradis côtoie la terre, ce n’est pas dans un simple émerveillement béat mais parce que c’est bien une Vallée des Merveilles qui se reforme sous nos yeux. Au sein de celle-ci, les souffles des angélus croisent les échos des notes oubliées de Pharoah Sanders. A chaque chanson, mille éclaires à libérer, mille foudroiements instrumentaux. Et au bout des accords de piano, une histoire longue et presque infinie se déplie et, avec elle, un grand lyrisme épuisé.

Une chanson : https://www.youtube.com/watch?v=QyZQEE_MnWQ
Parce que les accords désignent l’ascension et atteignent l’entrain épique d’une conquête dévouée aux saints.



32/ Julia HolterAviary (pop baroque)

Le royaume des fééries pop de Julia Holter est grand ; il est sa seule demeure, son beau jardin. La brillance de cette pop polie, cristalline et presque intacte se laisse caresser comme un diamant rare. Un tel diamant est une offrande précieuse emmenée de cérémonies en cérémonies, mais aussi ballotée d’époques à d’autres comme s’il suivait les prémonitions d’une voyante. Du Moyen-Âge aux orfèvreries contemporaines en passant par la Renaissance, ce talisman intemporel passe entre plusieurs mains. Si sur cet album Julia Holter accorde une place plus large à des instruments comme le clavecin, la harpe et même la guimbarde c’est bien toujours sur des toiles pop modernes grandeur nature qu’ils s’inscrivent. Loin de viser toute préciosité passéiste, la compositrice sait aussi briser cette pop pleine d’éclats et nous illusionner avec ce diamant à plusieurs faces rempli de spectres voyageurs. Dans l’agitation des loupiottes et des boules de cristal s’engage la quête de la plus vive des lumières. Alors, après s’être noyé dans la lumière des violons et des pianos en suspension, et ainsi rincé, le lyrisme qui en survit en devient pleinement décadent. Il en va de la sorte pour les époques qui se meurent et renaissent sans cesse.

Une chanson : https://juliaholter.bandcamp.com/track/why-sad-song
Parce que du fond des mers nous remonte cette chanson abasourdie où le chant des baleines fait vaciller le piano.



31/ HórmónarNanananabùbù (post-punk / rock)

Les régions froides sont de belles terres fertiles pour le punk. Cette fois c’est l’Islande qui devient le terrain de jeu de cette rage glacée. La langue d’Hórmónar est revêche, sacrément bien pendue, s’enroule en circonvolutions joliment accentuées et offre même une chaleur qui vient briser la glace. Les guitares s’occupent du reste par leurs tremblements qui précipitent cette fonte des glaces. C’est pourtant bien le froid qui les gagne d’emblée. En souffrant l’endurance du post-punk, les chansons traînent dans cette rigueur refroidie et bravent l’ankylose. Il faut encore compter sur les saxophones criards pour pousser plus loin l’engourdissement des membres. Mais Hórmónar sait organiser sa résistance. Le chant est princier. Et ici la voix chevrotante de Brynhildur Karlsdóttir s’échappe de cette froideur rampante, se fait même criante pour l’éviter, loquace encore pour ne jamais être figée ni piégée. Cette voix louvoyante qui s’enroule autour de manches à guitare se fait bientôt serpent ensorcelant. C’est qu’un tel punk s’offre comme une pomme empoisonnée. Car la menace qui plane est plus grande encore et en se fendant en deux pour lui laisser place, la glace ouvre sur une colère expéditive. Presque une colère des dieux Viking.

Une chanson : https://hormonar.bandcamp.com/track/frumeymd-2
Parce que riffs et chants, abrupts comme des récifs rocailleux, se laissent aller à la chute libre et aux roulés boulés en pleine vallée.



Tino Tonomis

1 réflexion sur « 100 merveilleux albums de 2018 – #40 à #31 »

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