Seule sur la plage la nuit (Hong Sang-soo)

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« A vast similitude interlocks all ». Le vers de Walt Whitman tiré de son poème On the Beach at Night Alone traverse comme une flèche le nouveau film d’Hong Sang-soo. Si emprunter un titre à une œuvre inspirante relève essentiellement du clin d’œil, Hong Sang-soo pousse la malice plus loin. Le cinéaste-peintre qu’il est offre en plan fixe le tableau d’une femme qui dort seule sur la plage la nuit. Un coup de pinceau et le récit s’interrompt dans un silence méditatif . Ce geste de suspension rejoint alors celui du cinéaste-conteur, ce cinéaste qui fait du « a vast similitude interlocks all » l’adage de vie de son héroïne, elle qui ne veut rien d’autre qu’une vie qui lui ressemble. La criante beauté de ce film égaré est qu’il se met en quête d’un idéal de vie impossible mais profondément ouvert à la joie et à la paix.

Dormir seule sur une plage la nuit c’est vivre ce que décrit tout entier le poème de Walt Whitman. C’est se consacrer au dépouillement et à la joie d’être. Le film débute dans la grisaille d’une ville du nord de l’Europe, un climat où l’horizon se dessine indistinct. L’ode au dépouillement que vante Yeong-hee commence chez une vieille amie dont la vie stoïque ressemble à la vie qu’elle souhaite. Ne pas parler quand on n’a rien à dire, ne pas attendre ce qui ne viendra pas, ne pas désirer des choses lointaines. Et l’émerveillement perce la grisaille silencieuse pour éclairer le quotidien de Yeong-hee. Se prosterner devant un pont ne paraît dès lors plus si absurde. Yeong-hee retrouve même une insouciance enfantine. Elle apprécie ce qu’elle boit et ce qu’elle mange et le clame haut et fort ; elle aime la nature qui l’entoure et n’hésite pas à s’oublier dans une fleur ou la plage, et surtout elle se plaît à énoncer les vérités qui lui viennent. La musique enfantine qu’elle joue sur son synthé est la comptine idéale de cette vie qui doit lui ressembler. Quand elle rencontre un compositeur de musique pour enfants, il parle d’« une musique simple mais complexe dès lors qu’on s’y attarde ». Formule ironique qui s’offre en miroir à Yeong-hee, elle qui s’entend dire dans son comportement enfantin qu’elle a gagné en maturité et qu’elle est devenue femme. Yeong-hee est à elle-seule une mélodie enfantine.

Au cours d’une séquence sur la plage où la caméra se détourne de Yeong-hee avant de la reprendre de dos en plein enlèvement par une ombre noire, la parenthèse européenne s’achève. Ce voyage en Europe apparaît presque comme une invention, un pur fantasme, un rêve fait sur la plage durant une longue nuit de sommeil. Yeong-hee revient en Corée du Sud et sa courte mémoire la rattrape. Se dépouiller, c’est aussi oublier. En réalité, on oublie ce qu’on veut oublier et Yeong-hee le sait bien. Elle devient même une figure quasi-nietzschéenne qui rejette la complaisance des temps passés, la nostalgie et surtout les amours qu’on s’efforce de ne pas oublier. Deux cris nets à deux séquences de repas et le cinéma sagement cruel de Hong Sans-soo atteint un nouveau sommet. Le premier cri déchire la nuit et les cœurs bien trop épris et sûrs d’eux. « Vous n’êtes pas qualifiés pour aimer » clame Yeong-Hee. Sa vérité est simple : plus on aime, plus on exige un idéal de l’amour qui fait de ce sentiment un mouvement infini et insatisfait. Lors de la deuxième séquence de repas, elle arrête net son ancien amant qui se répand en témoignages amoureux. L’amour doit apprendre à se taire. Si la lâcheté des hommes est un motif récurrent du cinéma d’Hong Sang-soo, il ne constitue pas le cœur de Seule sur le plage la nuit. Les hommes y sont simplement oubliés, effacés comme des ombres. La vie se trace sans eux.

Pour avoir la vie qui nous ressemble, l’ode au dépouillement devient ode au simple émerveillement et enfin ode à la solitude. On apprend à la fin du film que Yeong-hee est actrice. Le dépouillement tant loué s’enrichit alors d’une nouvelle dimension. Cette révélation dépasse tout d’abord le film puisque Hong Sang-soo fait l’évidente démonstration que son actrice Kim Min-hee est aussi vouée à lui échapper. Mais surtout l’adage « avoir la vie qui nous ressemble » démontre que pour ne pas être qu’un simple jeu ou une manière de se mettre en scène, cette vie doit savoir se reclure dans la solitude. L’actrice doit quitter la scène. La solitude est ici un retrait élégant et hédoniste. Avoir la vie qui nous ressemble et mourir avec élégance. La jeune femme ne vivra désormais plus que pour ça.

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Tino Tonomis

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