Le refrain est connu et la dialectique ternaire ; la consécration d’un sentiment peut se faire en trois temps : l’introspection, la rupture et la refonte. Paul Thomas Anderson utilise d’ailleurs cette évolution dramaturgique pour faire triompher l’amour dans Phantom Thread sorti cette année. Senses a une toute autre ambition. Le film à épisodes de Ryusuke Hamaguchi détisse l’ouvrage d’amitié pour le retisser fil par fil dans une partition laborieuse en cinq mouvements, les quatre premiers en mode mineur et le dernier en apothéose majeur. Cinq épisodes au cours desquels l’amitié s’éprouve à l’unisson des cinq sens. Une ascension en téléphérique au cours de laquelle les visages de quatre femmes transitent de l’ombre à la lumière et c’est l’aventure d’une amitié qui s’annonce : traverser les zones d’ombre, atteindre les éclaircies des sommets. Et sur le promontoire, dans le brouillard épais, ces quatre visages se redonnent la lumière. Sans le savoir, en édictant un programme d’activités ensemble, Akari, Fumi, Jun et Sakurako décrètent l’acte de renaissance de leur amitié.
Toucher, écouter, voir, sentir et enfin goûter. L’ordre a son importance. C’est tout d’abord grâce au toucher que se découvrent les premières évidences. Car à force d’effleurements timides, les faux-semblants gardent la peau dure. Cette première barrière doit céder. Le stade suivant serait celui de l’écoute. Une fois que l’ami est rattrapé par la main, la communication reprend différemment ; la sincérité ne peut s’éluder facilement et les langues se délient. Ainsi renaît l’amitié, ainsi s’achève le premier apprentissage. Mais l’amitié est chose fragile. Et savoir parler à un ami ce n’est toujours pas le regarder et le voir dans le fond des yeux. La troisième étape sensible se montre à cet égard cruciale car elle amorce un retour au point de départ. À la solitude. Pour comprendre et aimer un ami, il faut être dans le dénuement des sens le plus total, dans une nouvelle synesthésie emphatique. Voir c’est d’abord se voir soi-même, c’est à dire oser la violence de l’introspection. Et ensuite c’est voir l’autre, s’y reconnecter par la douceur d’un regard. L’écoute suivait le toucher ; la perception suit désormais la vue. Ainsi, l’acte de sentir ne renvoie pas tant à l’odorat qu’à la faculté de percevoir l’autre intuitivement sans se tromper, à la faculté formidable de le reconnaître entre mille. Il ne reste alors plus qu’un seul temps, le cinquième. Goûter. Ce temps est sans aucun doute le seul véritablement réconfortant car il correspond au moment où nous pouvons pleinement comprendre et profiter de nos amis. Senses est le récit de la fondation de l’amitié de sa préhistoire jusqu’à ses plus beaux feux de joie.
I – Toucher
En participant à un atelier d’apprentissage dont l’objectif est de tirer profit d’un simple contact physique pour ressentir différemment la présence de l’autre et mieux comprendre ses sentiments, les quatre amies sont loin de se douter qu’elles introduisent une brèche dans leur univers clos. Elles prennent cet atelier à la rigolade et déjà leurs rires cachent une gêne. Car elles ne font pas que toucher du doigt ; quelque chose dans leur relation se brise. Trop peu de naïveté et de confiance mutuelle dans ces corps tendus et fragmentés. L’implosion est dès lors fatale.
La séquence à table qui suit est la démonstration méthodique d’une amitié insuffisamment solide en même temps qu’une première tentative de reconstruction. Les champs – contrechamps naviguent en eaux troubles, entre violence et douceur. La raison est simple : l’amitié trahie peut faire mal, quelque chose nous y raccroche inlassablement et finalement l’amitié ne s’abandonne pas. C’est ce quelque chose qu’il faut redécouvrir. A table, Akari explique avec une grande sévérité ne pas vouloir de relation amoureuse. Mais une envolée verbale sur son métier d’infirmière et elle dénonce une société morcelée qui éloigne les individus entre eux. Timidement, elle renoue avec l’empathie. La dureté de l’amitié c’est encore Akari et Jun front contre front, la tête tendrement appuyée sur le ventre mais qui se toisent violemment de part et d’autre de la table lors la séquence suivante. Jun vient alors d’annoncer qu’elle est en procédure de divorce. La table prend des allures de gouffre. Mais progressivement, et assez étrangement, les plans autour de cette table se font de plus en plus rapprochés. Les visages en viennent à se frôler ; des visages isolés et endurcis, mais des visages mélangés à d’autres et prêts à la grande thérapie de groupe. L’empathie se reconstruit sur des braises encore ardentes. Et ainsi l’écoute suit le toucher. Car si toucher c’est plonger dans l’enfance de l’amitié par le biais d’une mise en contact profane, parler et écouter c’est se manifester à autrui puis nourrir une complicité balbutiante.
II – Écouter
Les tribunaux sont ces endroits tenus par la double exigence de savoir écouter et dire la vérité. Sur un terrain non institutionnel mais moral, c’est aussi ce qui est exigé de l’amitié. Ce second épisode débute par l’audience de Jun. Elle est sommée de s’expliquer devant les juges sur les raisons qui la mènent à vouloir divorcer. En arrière-plan ses amies l’écoutent et grâce à la profondeur de champ un fil d’amitié se recrée. Une présence discrète mais une force indéniable. C’est de là que vient le goût de l’interdépendance. Si l’audience est la démonstration de l’écoute cruelle – Jun est forcée d’écouter la conversation enregistrée entre elle et son mari – l’amitié s’impose au contraire comme le réceptacle de l’écoute attentive et empathique. Le canevas de l’amitié se tisse avec parcimonie.
Réunies aux chutes d’Arima le temps d’un weekend, la chambre de l’hôtel devient leur propre auditoire. Aucune sentence ne s’applique mais un pacte d’amitié se scelle dans la chambre secrète : tout dire, tout écouter. Un champ – contrechamp frontal à quatre autour d’une petite table basse restreint un instant les dimensions de l’univers sur ces quatre femmes. Cette séquence où flotte l’ombre de Yasujiro Ozu fait écho à celle de l’épisode précédent mais cette fois-ci la confiance renouée permet à chacune d’être vue et entendue comme une autre. Aucune n’est épanouie dans ses relations amoureuses mais toutes le sont désormais en amitié. Isolées et affaiblies lorsqu’elles sont en compagnie des hommes, elles se portent un secours mutuel précieux une fois réunies à quatre. Et cette force recouvrée n’est pas qu’un moment.
III – Voir
Une amie disparaît et c’est toute l’intimité d’un groupe qui balbutie. Les trois amies qui restent se retrouvent à nouveau autour d’une table pour parler de la volatilisation soudaine de Jun. Elles n’arrivent même plus à se voir. A nouveau étrangères l’une à l’autre, distancées par une incompréhension des plus opiniâtres, embrassées en plongée extrême par une caméra soudainement plus froide, tout est à refaire. Au cours de cette épisode, chacune est renvoyée à sa propre solitude, notamment dans sa vie sentimentale et familiale. Quand l’amitié s’essouffle, ce sont toutes les relations de vie commune qui s’affadissent et se questionnent. Plus que jamais il faut voir ; et voir c’est d’abord ouvrir les yeux sur un monde nébuleux. Il s’agit du premier sens mis en éveil lors de notre arrivée sur terre, notre première douleur, notre premier cri. C’est un acte d’une brutalité inouïe ; la fin d’une éclosion tranquille au monde.
Il est beaucoup question de naissance dans cet épisode. Jun est partie seule et elle est enceinte. Pendant ce temps, son amie la plus proche Sakurako doit supporter une situation familiale tendue : la copine de son fils Daiki est enceinte et, son mari refusant de l’épauler elle doit assumer seule la visite de la famille de cette jeune fille pour leur expliquer la situation. Sans se voir, Jun et Sakurako se comprennent enfin. Une netteté s’ajuste de cette vision à distance. L’épisode se clôt sur une vision plus immédiate : Jun et Daiki se rencontrent par hasard à l’embarcadère. Deux potentiels futurs parents à la croisée des grands départs, deux personnages filialement reliés entre eux par Sakurako – Daiki sait d’ailleurs qu’il est indirectement né par l’entremise de Jun et il la remercie – deux solitaires peinés. Mais de la solitude, ils n’en sont que les passagers. Daiki pose la tête sur le ventre de Jun. Il le touche, l’écoute et la solitude s’éclipse avec douceur. Puis, Jun et lui se regardent de part et d’autre de l’embarcadère et se voient véritablement. Un regard qui porte loin et qui brille d’une nouvelle lucidité : il faut naître pour voir, il faut voir pour renaître. Et le croire.
IV – Sentir
Le quatrième épisode est le plus lapidaire des cinq. Il possède la force de percussion de la prise de conscience. Sentir est à prendre au sens large : ressentir tout entier. Soudainement tous les sens y sont convoqués en un seul bouquet synesthésique. Ils se reconnectent entre eux dans un brasillement électrique. Sentir a alors le même effet qu’une grande bouffée d’air neuf. Ces nouvelles soudures sensorielles se révèlent pas à pas et emportent l’âme de façon décisive vers des destinations inédites : le monde du sensible dans son insécable phénoménalité. La lecture de la nouvelle de Mlle Nose est à ce titre symptomatique. Comme Akari, Fumi, Jun et Sakurako, Mlle Nose s’est rendue aux chutes d’Arima. Le vide sensoriel qui emplit son corps à ce moment-là est total. Pourtant la découverte d’un corps fait de plusieurs membres indéfinis opère d’imperceptibles changements dans son propre corps, dans son environnement et enfin dans son rapport à soi et aux autres. Suite à la lecture, Kohei, le mari de Jun, échange avec Mlle Nose en sa qualité de biologiste. Sa froideur scientifique évolue au fil de la discussion vers une empathie bienveillante insoupçonnée. Si Kohei et Mlle Nose se comprennent si bien, c’est que les dévoilements par degré exaltent aussi bien les expérimentations scientifiques que les découvertes quotidiennes sensibles. Et ils mènent aux révélations probantes. La découverte d’un corps dans la vapeur indistincte est en réalité la découverte d’une amitié en plein brouillard. Et d’une amitié qui dispose chacun à se mettre à la place d’un autre pour mieux se connaître et se reconnaître.
V – Goûter
Goûter c’est oser l’expérience radicale de la redécouverte et de la perception de l’inconnu. C’est s’abandonner à ses propres sens et faire confiance à leur pouvoir de navigation. C’est enfin accéder à la vie non décelée. Jun la fuyarde était donc la première à tenter cette expérience. Akari sera la seconde. Elle suit le placide Ukai dans une boîte de nuit souterraine, croit un instant au piège mais la musique electro entrecoupe, lézarde et mouline son corps avant de le tirer vers un lâcher-prise total. Gagnée par l’irrésistible fusion sensorielle, Akari quitte le sol où elle était couchée pour s’élever au-dessus de la foule.
Dans le même temps, un montage alterné isole le contrepoint de cette apogée. Fumi et Sakurako sont bloquées dans un repas sans saveur, sans « goût », au cours duquel chacun se contente de décrire ce qu’il voit et ce qu’il ressent sans se mettre à la place de quelqu’un d’autre. Mettre des mots sur une réalité sensorielle ce n’est pas vivre de nouvelles expériences. Il faut pour cela quitter la table et prendre le train. Ce que fait Fumi, aussitôt suivie par Sakurako. Un magnifique plan sur Fumi seule dans le wagon dévoile l’arrivée de Sakurako à travers les reflets de la vitre. Elle se rapproche de son amie, et glisse comme son ombre évidente et indissociable. Ce qui se goûte alors c’est l’évidence d’une amitié. Car quand chacune est le reflet d’une autre, la reconnaissance de ses moitiés fait peu de cas de la distance. Jun et Akari ne sont pas présentes avec elles dans ce wagon mais les quatre amies se comprennent toutes. L’amitié est la confiance des reflets.
Ce joli nom de Senses fait ainsi référence à nos capacités perceptives, mais aussi à ces chemins que nous devons prendre en tous sens, des sens contraires aux sens condamnés, des sens incertains aux sens cachés. Qu’il s’agisse d’énoncer des vérités à l’aube à des maris trop absents ou qu’il s’agisse de déclarer ses amours à ses amies les plus chères, un cheminement parfois long est nécessaire. Senses nous regarde alors dans le fond des yeux et nous pose une question essentielle : à quel éveil sensoriel de notre vie en sommes-nous ?
Tino Tonomis
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