High Life (Claire Denis)

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« High life » ou quand la vie dans sa délectation sensible devient la vie scrutée et reconfigurée. La vie dans une recréation plutôt que dans sa récréation. D’abord elle s’entend. L’ouverture de High Life sur une nature perlée de sueur, frémissante et respirante est entièrement sonore : cette nature s’entendrait presque, à demi-mot, dans la régularité d’une respiration ; elle est comme filmée au stéthoscope. Puis un raccord-son sur un cri de bébé rappelle la naturalité primaire de la vie tandis que l’image désigne les murs du vaisseau, les écrans et donc l’artificialité. Si nature morte et vie artificielle arrivent à faire bon ménage, c’est qu’elles s’accommodent bien des cycles où recyclage et renaissance se succèdent. Et précisément, le grand tour de force de Claire Denis est de nous dévoiler un tel cycle dès la séquence d’ouverture.

« High Life » ou la vie qui s’entend. Dans ce film, il est frappant de remarquer à quel point le son fait l’objet d’un travail gigantesque et arrime le spectateur au vaisseau spatial comme un autre de ses occupants. Le son y est impénétrable et malléable, artificiel mais nécessaire, en retrait et pourtant omniprésent. Ce qui s’entend est la résonance de la vie sous cloque, aussi machinale soit-elle. Ce sont tous les fluides du vaisseau ; circulations artificielles qui le soumettent à la dépendance des machines et à la « blackwater », ce liquide dense qui coule sans jamais se montrer. C’est le jardin central en train de croître et c’est la vie en train de se faire. Le son suit le mouvement et le mouvement suit le son. Un tel effet d’entraînement sonore lance ainsi la vie vers un infini qui côtoie le bruit de l’univers et l’amplification du silence. Lorsque les jeunes habitants du vaisseau regardent depuis un hublot les étoiles au-dessus d’eux, le mouvement opère entre effet d’éloignement et de rapprochement – comme lorsqu’on regarde le monde à travers un muselet de champagne en fil de fer. Un tel mouvement se raccroche aux circulations d’une vie quelque part située entre grandeur et petitesse. Sur le vaisseau, un programme expérimental offre à des jeunes repris de justice une vie en circuit fermé. Et en ne proposant rien d’autre que l’autosuffisance ou le recyclage, cette vie finit par s’éloigner des étoiles. Inévitablement, elle en vient ainsi à éloigner les hommes entre eux. L’humanité qu’on pensait pouvoir recycler en est alors réduite à des pulsions circulaires. Pourtant, cette vie peut encore se rapprocher d’étoiles qu’on croyait inaccessibles quand des petits miracles se produisent, c’est à dire lorsque des circulations qu’on pouvait croire figées sont contre toute attente déviées. Spectacle de la déviation. Les fluides sexuels de Boyse et Monte sont ainsi détournées pour créer la vie, cette vie qui se perpétuera ensuite dans l’amour d’un père et de sa fille. Et lorsque des capsules sont déviées hors de leur trajectoire initiale, c’est la mort spectaculaire qui cueille au tournant : la mission de Boyse mènera ainsi à une auto-implosion en forme de comète ; une mort au format « high life ».  Ailleurs, à côté de ces fusions chaotiques, c’est le sommeil éternel dans la gravité : tous les morts que Monte débarrasse dans l’univers et qui tombent vers le bas, ou Professeur Dibs qui se laisse mourir à son tour en quittant le vaisseau. Le sommeil éternel dans lequel le temps se suspend est à différencier de la mort. Et dans ce temps suspendu, le son se poursuit entre les moments sur le vaisseau et ceux dans l’espace, inscrivant ainsi le sommeil dans la continuité de la vie circulaire du vaisseau.

Sur le vaisseau, c’est un bien étrange équipage qui dérive. Il est constitué d’étoiles déchues condamnées à rester à distance pour ne jamais s’entrechoquer. Il est ainsi préférable de se masturber plutôt que de faire l’amour. Ne jamais dévier et toujours rester maître de ses trajectoires. Cet équipage est en réalité constitué du « rebut de la société », une forme d’humus prêt à être recyclé. A travers des plongées verticales vertigineuses, que ce soit depuis l’échelle d’un train – rares images terrestres du film – ou celle du vaisseau, la caméra piège le peuple en bas de l’échelle. Et tous ces êtres en viennent très vite à ressembler à leur environnement. Car à l’instar de l’infini, ils sont à la fois proches et à jamais éloignés entre eux.

C’est dans ce jeu d’attraction / répulsion que le sexe révèle toute son importance. Car il est fait de pulsions qui rapprochent les hommes entre eux mais les sépare dans la violence. Au sommet de cet édifice il y a tout d’abord le professeur Dibs – étincelante Juliette Binoche que Claire Denis n’a pas fini de faire briller. Une magnifique scène de masturbation électrisée sous les néons montre ainsi son corps dans un mouvement machinal et infini de cheval de feu. Professeur Dibs connaît mieux que quiconque les mécanismes de son vaisseau. Elle recoud les blessures mais sait aussi quand les rouvrir. Elle connaît par ailleurs les dérèglements d’usage du vaisseau comme ceux d’hommes traversés par des pulsions sexuelles qui avancent silencieusement dans leur sommeil. Le sexe finit toujours par se manifester, irrépressible et dans ses débordements excessifs. Le sperme peut bien se contenir dans des fioles, du lait en jet impromptu finit malgré tout par jaillir des machines ou encore des seins de Boyse, jeune mère à son insu. Ces fluides sont finalement comme tous les autres : eux aussi sont à l’origine de cycles de vie, y compris lorsqu’ils sont projetés à des niveaux supérieurs, quelque part sous les astres.

De ce voyage astral, les jeunes habitants du vaisseau en resteront durablement marqués jusqu’à la mort. Condamnés à vivre ensemble et finalement à jamais proches, ils développent entre eux des liens du sang à bord d’un vaisseau où les étreintes ont tôt fait d’ensanglanter. Le sang ne disparaît pas ; il laisse ses traces froides et bleues sur les murs. A l’écart de cette violence, le film débute et s’achève dans d’autres liens du sang : ceux qui unissent affectueusement Monte à sa fille Willow élevée sous capsule. Déjà les parents de Willow étaient unis par une cicatrice. Plus tard, d’une étreinte réunissant un père et sa fille, quelques gouttes de sang menstruel ramènent même à l’apprentissage d’une vie sociale qui s’affirme malgré tout. Malgré les météorites et malgré la société absente. Dès son plus jeune âge, Willow apprenait déjà les « tabous », ces règles qui ne sont qu’un symptôme d’une vie qui continue. Terriens et humains plus que tout, l’amour filial en évidence, Monte et Willow dérivent alors dans une tendresse infinie. «  High Life » ou la vie qui s’enlace.

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Tino Tonomis

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