Regarder Leto, c’est ouvrir les carnets imaginaires d’une époque et s’y perdre au gré de pages tirées au hasard. Tel des notes griffonnées à la main sur un carnet, ou des notes de musique retranscrites sur une partition, le montage du film est constamment animé de la belle et furieuse énergie de l’urgence : il suit des notes, saisit des idées et tend la main pour guider vers l’envers des choses. Figer des instantanés dans un cadre ou des notes dans une chanson avec des moyens d’enregistrement limités est le stimulant exercice qui réunit le réalisateur Kirill Serebrennikov, assigné à résidence pour le montage de son film, à la tribu des rockeurs soviétiques. Rien ne sera jamais parfait mais tout devra être tenté ou imaginé. Leto est donc un immense carnet quotidien à parcourir : images saisies avec une caméra amateur, textes de Marc Bolan grattés à la va-vite, pochettes d’albums redessinées ou carrément mises en scène, la pellicule deviendrait presque une feuille de brouillon sur un pupitre. Mais ce carnet a aussi tout du carnet imaginaire tant il regarde par la fenêtre et divague. Comme un solo de guitare après une ritournelle. Échappé de la fenêtre, Leto imagine ainsi la propagation d’un esprit rock dans une société soviétique sclérosée. Et dans ces carnets voyageurs, les jeunes rockeurs chantent dans la rue, prennent le train pour courir après les autorités, escaladent un bus en marche puis dansent au Leningrad Rock Club. Le chant en devient contagieux, la couleur de dessins griffonnés à même les rushs aussi. Cette contagion n’est finalement que l’expression d’un romantisme naïf : dessiner et chanter les possibles, revenir à l’existant mélancolique, ne demeurer que désarmé et nu. Et puis finalement attendre l’aube pour traverser l’écran. Penché sur ces carnets, celui qu’on nomme l’homme sceptique, et dont on ne sait vraiment s’il existe, finira pas s’oublier dedans. S’il clôture les premières séquences du film d’un regard-caméra déclamant « cela n’a jamais existé », il finit emporté dans la fête et le flot imparable du romantisme. Il aura précédemment été tué puis ressuscité par son époque. C’est alors qu’assez discrètement, dans un brouhaha rock et sous cette lumière romantique, se réentend une des leçons de Burning de Lee Chang-dong : « ne pas penser que quelque chose existe mais oublier qu’il n’existe pas ».
Tout voir, tout ressentir, tout chanter – la vie quotidienne triviale comme l’amour – l’autre ambition de Leto se situe dans cette grande fringale. Tout traverser aussi. Dès la séquence d’ouverture, des fans escaladent le Leningrad Rock Club pour le pénétrer par la fenêtre. La grande force des champs-contrechamps du film est qu’ils vont jusqu’à dévoiler l’envers des choses. Les espaces intérieurs ne semblent bientôt plus exigus. Caméra, studio d’enregistrements et répétitions laborieuses sont ainsi filmés et sortent des recoins invisibles. De la même manière, les concerts au Leningrad Rock Club sont fait de champs-contrechamps entre les artistes et le public, mais aussi, ce qui intrigue plus, entre les artistes et l’équipe en coulisses. Cette nécessité de toujours solliciter le contrechamp est une manière d’obtenir l’assentiment de personnes entièrement dévouées à la sauvegarde d’un esprit artistique. Mais c’est surtout l’occasion de présenter l’envers des choses tel qu’il est, c’est à dire tout à la fois coulisses de la scène artistique et dramatique et espace du rêve.
Un personnage en particulier traverse tous les espaces du film : Natacha. Elle fait le lien entre les personnages, oriente la caméra de son regard magnétique et dicte subtilement la mise en scène. Si Natacha traverse toutes les pièces, cette force est aussi sa fragilité. Car Natacha est précisément le personnage entre deux pièces, tiraillée entre deux hommes qu’elle aime profondément – son mari Mike, leader de Zoopark, et Viktor, leader de Kino. Sur la plage a lieu la première rencontre avec Viktor. Tandis que Mike garde ses lunettes, Natacha abandonne son regard. Un regard qui traverse tout. Quelques notes de guitare lentes, sombres et élégiaques fixent alors le contrepoint sur Viktor échappé. Fixent le doute. Dans une autre séquence, tandis que Viktor et Natacha croquent goulûment dans des tomates, Mike surgit pour appeler Viktor. Comme sur la plage, le doute encercle alors l’univers vu par Natacha. A ce moment-là, la femme des coulisses devient prisonnière des portes qu’elle a pourtant coutume de traverser. Les murs se resserrent sur elle, tourneraient presque, et des riffs de guitare cristallins et mélancoliques similaires à ceux de la séquence de la plage la désorientent un peu plus. La grande beauté de cette séquence est qu’elle offre un contrechamp rassurant et plutôt inattendu en donnant à voir l’indéfectible amitié entre Mike et Viktor.
Car le cœur du film est encore ici : dans l’amitié entre Mike et Viktor, l’histoire d’un homme intrigué qui un jour en écoute un autre sur la plage. Mike appellera ensuite Viktor chez lui et, au sein de sa propre demeure, glissera délicatement dans l’ombre du jeune rockeur. En musique, jouer sur scène avant un autre se dit « ouvrir pour » et au Leningrad Rock Club, c’est Mike qui ouvre pour Viktor. Mais ouvrir pour quoi au juste ? Finalement peu de choses : jouer de la musique, faire des concerts devant ses amis et embrasser l’homme ou la femme qu’on aime, au moins une fois dans sa vie. Ce ne sont pas là des rêves trop grands. Lorsqu’un journaliste leur demande de décrire leur concert idéal, Mike s’en amuse. Pour lui, c’est jouer dans un stade avec un orchestre. Viktor prend la chose plus au sérieux et répond que c’est jouer dans des petites salles. Si chacun fait part d’aspirations différentes – pour le premier, des rêves auxquels il ne croit pas ; pour le second, des rêves à portée de main, au moins un bref instant – cette présumée divergence de vues témoigne au contraire de la précieuse dévotion que porte Mike pour Viktor. Il va jusqu’à cadenasser son avenir artistique. Le sens en est même littéral : après le concert où Mike ouvre pour Viktor, un long plan s’arrête sur le verrou que le gardien du Leningrad Rock Club boucle. Des grilles se ferment et une page se tourne pour Mike. Une chorégraphie de ce retrait se joue alors sur Perfect Day de Lou Reed, véritable chant du cygne qui escorte Mike tout en haut d’un escalier infini en compagnie de voix d’anges célestes. La suite ne devra plus être pour lui que des journées idéales où le quotidien apporte son lot de certitudes. Et ce que les anges chantent s’adresse tout à la fois à Natacha, l’amour de sa vie, et Viktor, son meilleur ami : « you just keep me hanging on, you’re going to reap just what you sow ».
Tino Tonomis
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