Penchés au-dessus de gros pots de fleurs comme devant l’eau d’un puits, les protagonistes de Grass se mirent dans l’herbe qui y pousse. Ces quelques brindilles qui dépassent à peine du pot reflètent leur solitude, celle qui mûrit lentement à l’écart de l’agitation d’un café ; puis toutes ces émotions contradictoires qui s’entremêlent inlassablement. Jolies plantes et mauvaise herbe dans le même pot. Puissance de vie et désir de mort dans ceux qui les regardent grandir. Qu’ils soient attablés dans un café ou agenouillés devant ces plantes, ces personnages à jamais seuls ne demeurent que côte à côté. A défaut de s’entendre, au moins arriveront-ils à regarder dans la même direction.
L’expérience de l’insupportable mais inévitable proximité occupe à nouveau Hong Sang-soo dans Grass son dernier film qu’il livre d’un seul tenant comme un bloc de sentiments bruts saisis à l’envol. Son refus du champ-contrechamp est une invitation à rejoindre la table pour assister à un enchaînement de plans-séquences ; et dedans, la caméra panote de façon sec et rapide comme pour cueillir la confusion des sentiments des clients du café. De magnifiques plans-séquences déchirés par les blessures. Ces personnages sont seuls autour de tables parfois immenses. Le double effet paradoxal de ces mouvements de caméra est qu’ils les isolent mais les raccrochent encore entre eux malgré les coupures nettes. C’est le paradoxe de la solitude ; son drame en même temps : elle laisse des êtres seuls et malgré tout encore dépendants les uns des autres. Un premier instant saisi sur un couple de jeunes amis qui parlent de leur amie suicidée le révèle. Elle déclare « tu as bonne mine », la caméra se resserre sur le jeune homme qui esquisse un sourire puis la jeune femme enchaîne par un aveu et lâche un « moi ça ne va pas du tout » qui oblige la caméra à panoter rapidement sur elle. La dispute éclate alors. La caméra de Hong Sang-soo se montre une fois de plus cruelle. Comme dans Le Jour d’après, elle n’apporte aucun secours et annule les possibilités de communication et de compréhension. Elle est encore cruelle lorsqu’au cours d’une discussion, un homme accuse une femme d’avoir laissé son amant boire seul, le conduisant ainsi au suicide. La caméra est fixe mais la profondeur de champ se réduit progressivement, laissant la jeune femme dans une buée indistincte. On ne voit bientôt plus que la nuque de l’homme accusateur. Puis son ombre terrible.
D’autres personnages sont condamnés à des jeux de faux-semblants dont ils ne sont pourtant pas responsables. La solitude vient de l’image qu’ils renvoient, presque involontairement. Acteurs sans projets, acteurs déprimés, acteurs contraints de dissimuler les ombres sur leurs visages, ils se livrent dans leur nudité abandonnée. A l’inverse, des personnages qui ne sont pas acteurs avouent jouer la comédie ; il en est ainsi de cette jeune fille qui prétend partir en voyage. Mais presque invisible dans un coin du café, une personne arrive à saisir la nature cachée de tous ces êtres : Areum – inévitable et enchanteresse Kim Min-hee qui reprend le prénom du rôle qu’elle avait dans Le Jour d’après. Elle possède le don d’ubiquité non seulement de la metteuse en scène mais, sans doute plus encore, celui de la romancière. Sa simple présence rend donc l’intimité impossible et contraint presque les clients du café à jouer cette comédie humaine. Si elle est ironiquement perçue à jour à la fin du film et rejoint la tribu d’amis à table, elle n’en reste pas moins le personnage le plus douloureusement seul du film. Les plans qui l’isolent la nimbent des mêmes lignes de musique ambient que celles qui accompagnaient les plongées solitaires de Bongwan dans Le Jour d’après. Et, seule dans la nuit, une douce comptine s’entend depuis une maison : « Comme d’habitude, on se promène ensemble, mes pas accordés aux tiens, ma main dans ta main», mais d’une « main chaude » en direction d’un « cœur froid ». La solitude d’Areum c’est l’affront d’un choc des températures.
Entre quelques saillies cruelles, la caméra de Hong Sang-soo glisse toujours vers l’empathie. La solitude a beaucoup à voir avec l’attente et un des secrets du cinéaste coréen se niche ici : pour être heureux il suffit de ne plus rien attendre. C’est-à-dire descendre les escaliers et les remonter plutôt que patienter désespérément en bas. Une des jeunes femmes du café répétera l’action plusieurs fois, avec en toile de fond une musique élégiaque et légère. Pour Hong Sang-soo, filmer c’est aussi combler des disparitions. A la fin du film, les personnages s’agrègent autour de tables qui paraissent soudainement plus petites. Ils s’invitent comme on y invite des bouteilles achetées à l‘extérieur. Areum n’est pas oubliée. Elle est même conviée à être intime auprès d’eux ; une chaise tirée qui la déstabilise. Elle peut enfin être vue depuis l’extérieur du café, de dos, autour d’une table en compagnie d’autres. En compagnie d’êtres qui n’étaient que côte à côte et qui sont maintenant un peu plus ensemble. La solitude s’y partage presque joyeusement et des photographies du café vide nous rappellent que c’est probablement pour cette raison que les cafés ont été créés. Quant à l’herbe dehors, elle continue de croître dans un lent et tranquille épanouissement. Et elle aura traversé la journée sans ne rien attendre d’elle.
Tino Tonomis
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